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Habiter la Terre… Etats Unis
Maine
Bill construit seul, depuis 50 ans, sa yourte en bois, à trois étages, au milieu de la forêt.
Samedi 28 Juin
"- Il faut tourner là tu crois ?
- Oui, il a dit au niveau du bateau de pêche."
Nous nous enfilons sur une petite route qui se transforme vite en
chemin de terre. Il s'arrête sur un petit parking, au milieu de
la forêt. La voiture de Bill est là. L'excitation commence
à monter. A partir de ce point, il faut continuer à pied.
Nous chargeons les sacs à dos, je porte le pied de la
caméra, nous nous mettons en route. Le petit sentier bien
entretenu se faufile entre les arbres, sur un terrain vallonné.
Nous arrivons dans une zone plus dégagée. Futaie de
troncs secs et blanchis. Une passerelle minimaliste franchi un petit
ruisseau qui s'étend dans les hautes herbes. Le sentier serpente
à nouveau de l'autre côté du vallon.
Je viens voir Bill, qui habite au milieu de la forêt. Bill n'a
pas de téléphone. Il y a quelques mois, je lui ai
écris une lettre. Je lui expliquais mon projet, et mon attirance
pour sa maison si particulière. Un mois après, j'ai
reçu cette lettre manuscrite que j'ai dans la poche. Timbres
choisis, aux dessins de fleurs, écriture de chat.
"Welcome ! Je vous recevrai avec plaisir !".
Quand on reçoit ce genre de lettre, çà donne envie de venir. Il faut dire que l'endroit fait rêver.
Nous sommes au coeur du Maine, aux Etats Unis, pas loin de la
frontière Canadienne. Après la Chine et
l'Indonésie, j'entame un nouveau périple d'exploration de
l'habitat. Un voyage au coeur de l'habitat expérimental du
nouveau monde. Je viens voir comment et où habitent les
américains qui ont choisi de ne pas vivre comme les autres.
Depuis les années 50 aux maisons du futur. Des utopies
concrètes élaborées dans les années 60
jusqu'aux laboratoires.
La forêt est immense. Une forêt mélangée, de
conifères et d'épineux. C'est la région des
myrtilles. Aussi une bonne région pour les fruits de mer. Sur la
côte, on pêche la langouste. Les Etats Unis sauvages, aux
antipodes des grandes métropoles.
Ce matin, à l'embouchure de la Machias River - une des rares
rivières américaines où les saumons viennent
encore frayer à l'automne - j'ai vu un phoque, qui m'a
regardé avant de continuer sa pêche.
Nous voici maintenant au carrefour de deux sentiers. Un petit signe est
accroché à une ficelle tendue entre deux arbres. Plus
loin un cairn indique la route à suivre. De temps en temps, il y
a des fauteuils installés par Bill dans la forêt. Simples
triangles de toile accrochés par trois côtés aux
arbres. Une sorte de relax transportable, posé au milieu des
bois.
Après une petite heure de marche, nous nous approchons de grands
tas de bûches empilées le long du sentier. Soudain, je
l'aperçois, entre les feuillages. J'avais vu des photos, mais je
ne m'attendais pas à une expérience de la sorte. Voici la
fameuse yourte de Bill Coperthwaite ! Une construction circulaire en
bois, sur plusieurs étages. Impressionnante. Une forme
spectaculaire, et en même temps très simple finalement.
Une sorte de combinaison entre une yourte et une pagode. Toiture en
bardeau de bois. Vitres qui font le tour de la "maison". Une yourte
moderne.
Bill Coperthwaite. Doctor en éducation, diplômé de l'université de Harvard.
En 1960, il achète le terrain à une compagnie
d'exploitation forestière. Depuis 48 ans il habite ici,
été comme hiver. Par choix, Bill a décidé
de faire le plus possible de choses à la main, par lui
même. D'abord il construit une première yourte à
côté du rivage, qui est aujourd'hui la maison des
invités. Puis il trace les plans d'une yourte plus grande, qu'il
va construire tout seul, un peu plus haut sur la colline, juste au
dessus de l'air trop humide du bord de mer. Aujourd'hui Bill a 78 ans,
il continue à vivre tout seul au fond des bois du Maine. Comment
et pourquoi un homme comme celui ci décide de vivre dans une
maison aussi minimaliste, et en même temps aussi aboutie dans sa
démarche ? Quelle est sa philosophie, son mode de pensée ?
Nous y voici. Je m'approche doucement de cette immense structure.
J'aperçois Bill courbé, qui doit être en train de
lire, dans la partie exposée au sud, qui prend toute la
lumière.
"- Somebody's there ?"
Bill se redresse, et s'approche d'un pas sûr, me tend ses bras grands ouverts.
"- Hello Bill, good to see you !
- Good to see you, Roland !"
Le courant passe instantanément. Il y a des gens, comme cela,
qui dégagent une puissance, qui ont un charisme étonnant.
Une force tranquille. Nous sommes arrivés par le sentier. Bill
veut nous montrer la mer. Je lui emboîte le pas sur le petit
sentier qui serpente dans les herbes, entre les bouleaux. Nous
approchons du rivage. Ici, il y a une marée de six
mètres. Deux canots sont posés sous les arbres.
"- Tu vois, là bas, il y a la petite passe entre les arbres, c'est par là que j'arrive en canot."
Trois kilomètres à faire en canot depuis
l'embarcadère. Pas de moteur. Tout à la rame et à
la pagaïe. Le hangar à bateau abrite trois canoës.
Bill achemine les matériaux encombrants et lourds par mer. Le
ravitaillement courant (livre et nourriture, les seuls achats de Bill)
se fait par le sentier.
"- Là, c'est la douche, vous pouvez en prendre une si vous voulez"
Il faut descendre un escalier en pierre. Un mur en pierres
sèches posé sur une grosse dalle délimite un
espace réservé à la toilette, au pied d'un arbre.
Un simple tuyau capte l'eau un peu plus haut dans le petit torrent. Eau
froide. Mais vue sur la mer…
"- Voici ma dernière construction !"
Une yourte aux murs extérieurs recourbés en forme de
champignon. Nous entrons dans une petite pièce unique, toute
ronde. Une banquette fait le tour de la pièce, avec des
rangements dessous. La lumière zénitale arrive par un
trou sommital couvert de plexiglas.
"- Regarde, on peut tenir à plus de dix personnes ici."
Dehors, il y a un barbecue posé dans l'herbe, un foyer, et un meuble avec la vaisselle posée.
"- Six mois par an, je fais la cuisine ici, sinon je mange dans la yourte."
Bill réfléchit à l'économie de moyens.
Comment faire tout seul, en mettant en oeuvre le moins possible de
produits manufacturés. Besoin de quelque chose ? Il la fabrique.
Une vie consacrée à la recherche de l'économie de
matériaux mis en oeuvre, aux solutions simples. Une
véritable philosophie de simplicité.
Nous sommes revenus à la yourte. Nous montons à
l'étage supérieur. Bill me fait visiter sa chambre, la
pièce circulaire située au deuxième niveau. La
pièce est circulaire. Un lit et une étagère. Pas
de rideaux. Juste au dessus, Bill a tendu patiemment un filet
tressé avec du solide fil de pêche. Il permet encore de
grimper d'un étage.
Descendus dans l'espace de vie principal, au premier niveau de la yourte, nous continuons la visite.
"- Regarde toute la lumière qui rentre dans la maison ! Tu vois,
j'ai 52 fenêtres. S'il fallait que je les fasse faire par un
menuisier, sur mesure, aux normes, çà me coûterait
une fortune. J'ai tout fait moi même."
Les fenêtres, ce sont deux vitres parallèles. Les vitres
sont démontables. Bill m'en fait la démonstration sur le
champ.
"- Comme çà on peut les nettoyer facilement !"
- Mais ce n'est pas très isolé ? Tu n'as pas froid en hiver ?
- Je suis là, regarde… Jamais malade"
Je m'approche de la bibliothèque. Beaucoup de livres sur
l'architecture, les maisons, les canoës, la philosophie. Gandhi.
Thoreau. "Small is Beautiful", etc… Bill cherche les moyens de
vivre ensemble dans une société harmonieuse. A
l'opposé de Thoreau, parfois asocial, cynique, qui s'isole dans
les bois pour fonder sa théorie, Bill, lui, partage ses
idées, son savoir, il organise des ateliers, des
séminaires. Il cherche le dialogue en permanence. Il a un esprit
d'ouverture impressionnant. Sa première yourte il l'a construit
sur le campus de l'université de Harvard. Il aime les calculs
mathématiques, il aime cette forme ronde. D'abord parce que
c'est la forme qui utilise le moins de matière pour la
même surface au sol. Rien de sacré là dedans, dit
il, mais plutôt le plaisir de calculer, puis ensuite de
construire, avec ses propres mains. Bill a beaucoup voyagé.
Tibet, Afrique, Europe du nord, etc… Il étudie dans ses
voyages la manière dont les sociétés
traditionnelles répondent aux besoins de base par des solutions
simples. Passionné par les eskimos, il étudie un peu
partout dans le monde les systèmes constructifs, et la
beauté des outils. Bill est un de ces bâtisseurs nomades,
qui fait partager son savoir. Il a participé à la
construction de près de 300 yourtes sur le territoire
américain. Il vit aujourd'hui en vendant ses plans, ses dessins.
"- Evil spirit dwell in corners ?" (l'esprit du diable habite dans les recoins)
J'avais lu cette phrase dans un des livres qui parlait des cercles
sacrés (qu'on retrouve dans nombre de sociétés
indiennes du territoire nord américain).
"- Je n'ai pas de superstition. J'habite dans une yourte parce que je
m'y sens bien. Cela fait des années que c'est comme
çà, je ne pourrais plus jamais vivre dans une
boîte."
Au niveau de sol, il y a l'atelier. Bill est passionné par les
outils bien sûr. Alors il en invente en permanence. Là, il
est en train de tailler un bol en bois. Avec un outil étrange.
"- Regarde, là j'ai là l'outil de départ, je l'ai
construis il y a quelques mois, je l'utilise ici. Mais c'est un peu
lourd à transporter, quand je fais des ateliers avec une dizaine
d'étudiants. Alors j'ai inventé ceci."
Il me montre sa petite gouge portative, reliée à une
bandoulière qui lui permet de donner l'effort avec le haut du
corps, dans un mouvement combiné des mains et du buste. Bill
recommence à tailler son bol. Je regarde ses mains osseuses
travailler un bol.
"- Il faut un temps fou pour construire tout cela tout seul !?
- Du temps on en a. Cela fait 48 ans que je vis ici, tu sais. J'essaie
chaque jour de faire quelque chose qui va améliorer cette
maison."
Bill est un bosseur. Il ne fait pas cela pour l'argent. Sa vie est
beaucoup basée sur le troc. Il offre des couverts en bois
à ceux qui lui offrent autre service. Echange.
Réciprocité.
Nous sommes maintenant sous la yourte, vers les piliers qui soutiennent la structure de la construction.
"- Comment as tu commencé à construire la maison ? Tu as posé ces piliers d'abord ?
- Non ! Regarde, au début la yourte était posée
sur de tous petits piliers. Puis j'ai décidé de la
surélever.
- Comment avez vous fait !?
- Comment ai-je fait ! J'étais tout seul tu sais. Eh bien
voilà : je me suis dit que toutes les affaires à
l'intérieur de la maison pouvaient supporter une inclinaison de
15 centimètres. Alors j'ai pris deux crics hydrauliques, l'un
à l'opposé de l'autre. J'ai monté de 15
centimètres d'un côté. Puis j'ai pu monter de 30 de
l'autre côté, et ainsi de suite. Chaque fois je posais des
cales, et la maison est montée petit à petit. De
près de deux mètres.
- Tout seul !?
- Tu sais, dans ce genre de travaux, on n'a plus beaucoup d'amis. Tu
vois, avec une solution simple, j'ai plus que doublé la surface.
J'ai un espace de rangement immense."
Effectivement, Bill a gagné plus que la surface de la yourte
d'origine, d'autant plus qu'il profite de l'avancée du toit. Une
grande surface, occupée par une sorte de bric à brac
organisé.
Rangement des outils, atelier, espace de rangement, véranda
exposé plein sud, impressionnant stock de bois de chauffe.
"Je suis riche, j'ai 8 ans d'avance sur mon stock de bois."
En fin d'après midi, nous partons scier du bois. Bill a
inventé une brouette basée sur une roue de vélo,
avec une sorte de harnais. Il m'en fait la démonstration.
"-Tu vois, en Chine on utilise ce système depuis des
siècles. Par exemple pour les chaises à porteur. Mais
quand la brouette est passé dans l'ancien monde, on a perdu ce
système de bandoulière."
Cinq minutes de marche, et nous stoppons au bord du sentier. Bill a
coupé ici un immense bouleau, qu'il débite petit à
petit, pour en faire des bols.
"- Je l'ai coupé deux semaines trop tard pour l'écorce."
Il voulait la récupérer pour faire un panier en
écorce. Du genre de celui qu'il a rapporté de
Sibérie. En une pièce d'écorce de bouleau, avec
couvercle en bois. Une pièce magnifique. Bill a porté une
longue scie pour deux personnes, et je poussais la brouette. Bill
commence tout seul. Un rythme lent mais sûr. Je regarde cet homme
qui scie son tronc en imaginant le nombre de gestes calculés
qu'il faut pour assembler une maison comme la sienne…!
Il s'arrête, un peu essoufflé.
"- 50 coups de scie.
- Tu as compté ?
- Oui, hier j'ai débité un morceau, il m'a fallu 700 coups de scie."
Je lui propose de l'aide.
"- Ah, mais tu sais faire çà ? Ah oui c'est vrai tu m'as
écris que tu habitais dans les Alpes, c'est çà ?
- Oui.
- Souviens toi, on tire seulement, ce n'est pas facile, il faut combiner les mouvements."
Bill monte la deuxième poignée de la longue lame souple, et nous commençons.
Nous trouvons rapidement le rythme. De temps en temps, Bill
décide de faire un pause. Nous coupons la moitié du tronc.
"- Laissons cela. Je viendrai finir tout seul demain ou un autre jour.
- Tu es sûr ?
- Oui, je fais comme cela. Je fais une tâche, puis quand elle
devient trop pénible, j'arrête et je passe à autre
chose.
J'ai fais toute ma maison comme cela. Cà fonctionne."
Retour à la yourte. Nous préparons une salade pour le
repas du soir. En éminçant les oignons, nous discutons
transmission de savoir, éducation, philosophie. J'emmène
les déchets végétaux au compost. Bill farfouille
dans ses tiroirs, et rapporte un paquet de pâtes bio.
"- Combien faut il en mettre ? Je ne sais pas, je n'ai jamais fait de
pâtes de ma vie. Ce sont des gens qui me l'ont apporté.
- Tu veux que je m'en occupe ?
- Volontiers."
Bill en profite pour lancer le poêle, avec une allumette
grattée à même la fonte. Puis il assemble une
drôle de table : quatre panneaux pliables, avec un plateau
circulaire. Montée en quelques secondes à
côté de la banquette. Dehors, la lumière commence
à descendre. Un petit panneau solaire procure assez de courant
pour une petite lampe basse tension, et la radio. J'ai servi les
pâtes, avec une sauce tomate et des oignons. Bill m'a tendu la
main. Pour une courte prière. Il ferme les yeux quelques
secondes. Je sens ses fortes mains augmenter la pression, puis
relâcher d'un coup. Regards croisés rapides. Puis nous
commençons le repas. Sur la banquette, le guide Lonely Planet
sur le Bhoutan. A 78 ans, il prépare son voyage là bas en
Septembre…
Après le repas, il a fallu prendre congé de Bill. Embrassades émues.
En s'éloignant, dernière image de la yourte à
travers les arbres. Il y a juste la petite lampe qui fait une
tâche orange dans la lumière bleutée du
crépuscule. Bill a mis la radio, là bas, qui crache en
sourdine, au milieu de la clairière, un rock pur US.
Une heure de marche sur la sciure souple du sentier, dans ce
crépuscule qui assombrit tout. Il est des moments dans la vie
où vous sentez que tout s'affole, et d'autres où est en
place, tout est fluide, simple, cohérent.
Cette journée sera définitivement à ranger dans la deuxième catégorie…
Retour à Machias Sport.
Au bar de "l'élan assoiffé", trois solides gaillards
tatoués font les caïds au billard. Deux jeunes femmes
obèses s'enfilent des cocktails d'alcool fort. Ici on brasse une
bière locale à la myrtille. Il y a une peau d'ours brun
accrochée au mur, et des trophées de cerf et
d'élan. En face, dans une sorte de salle commune en planches, on
guinche sur des reprises des Stones et de Bruce Springsteen. C'est
vrai, c'est samedi soir. Juste à côté, la Machias
River roule ses grosses eaux, qui me bercent. Décalage horaire
oblige, le sommeil ne tarde pas. Demain nous quittons le Maine pour le
Connecticut. Objectif : la Glass House" de Philipp Johnson. Un autre
univers.
=:-)
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