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Ultima Cordillera
Expédition d'exploration dans la Cordillera Darwin - Patagonie - Mars 2006.
18 jours sur le glacier Marinelli, dans la Cordillera Darwin.
Deux demi journées d'éclaircies…
=:-)
Photographies : Bernard Francou, Christian Clot, Marcello Alvaredo.
Mardi 28 Février
C'est toujours dingue le rush qui précède un grand
départ ! Cela fait bientôt 25 ans que ça dure, et
c'est toujours pareil…
Faut dire que la destination est "pointue" : Cordillera Darwin, Terre
de Feu, Chili. Une destination mythique. Des glaciers immenses qui
tombent en cascade dans la mer, sous un climat des plus inhospitaliers
au monde, et ce n'est pas exagéré. Ces glaciers, je les
ai longé en 1984, dans ce ferry chilien qui m'emmenait de Punta
Arenas à Puerto Williams, la ville la plus australe du
monde. (Une intoxication médiatico politique fait croire
qu'Ushuaïa est la ville la plus australe au monde, en fait il
s'agit de Puerto Williams, ville chilienne).
En fait, l'occupation humaine permanente la plus au sud (avant
l'Antarctique…) est le petit village de Puerto Toro, sur
l'île Navarino, au sud de la Terre de Feu.
Bref, pour l'instant, c'est Charles De Gaulle 1, en solo, avec 120 kilos de bagages !!
Vol retardé pour Francfort. Du coup je rate la
correspondance… Lufthansa m'avait booké sur un autre vol,
mais Lan Chile n'est pas au courant, donc ne me transmet pas l'info, et
me dit de revenir demain à la même heure : 19h40…
Après une bière au bar du Sheraton (à 240€ la
nuit), je file dans un Ibis de banlieue.
Mercredi 1 Mars
Une journée à l'aéroport, ou presque…
C'est finalement rare d'avoir du temps. Après cette sorte de
compte à rebours, où tout finit par se bousculer dans les
dernières heures précédant le départ, il
n'y a tout à coup plus rien à faire. Rêver, penser,
dormir, lire ou écrire.
Ces moments où tout se relâche.
Je vérifie trois fois que les bagages ont bien été
tagués pour mon vol à destination de Santiago del Chile,
puis je m'enfile à nouveau des sushis avant de m'écrouler
dans l'avion.
Dehors, il y a ces bourrasques de neige qui balaient les faisceaux de
lumière de la nuit allemande. J'apprendrai plus tard que cette
tempête de neige va immobiliser pendant quatre jours les services
de frêt de l'aéroport, avec des conséquences pour
moi…
Jeudi 2 Mars
Escale à Madrid, au milieu de la nuit, puis long vol pour
Santiago du Chili. Escale, où je dois récupérer
les 120 kilos de bagages, et changer de terminal, pour
réembarquer, le tout en 1h12… Le délire…
De tous mes bagages, il me manque un gros bidon étanche
d'expédition, un gros bidon bleu, où j'ai mis quasiment
tout mon matériel technique de montagne. Hum…
Je brasse de partout dans l'aéroport. La compagnie
aérienne m'assure que le bidon va suivre dans la soirée
à Punta Arenas.
Je saute in extremis dans l'avion.
Décollage de Santiago. Cassé par les heures de vol et le
décalage, je m'assoupis à nouveau, pour me
réveiller à l'escale technique de Puerto Montt. Je suis
venu ici en 1985, pendant le Grand Raid Le Cap - Terre de Feu.
Souvenirs, souvenirs…
On peut s'écarter facilement des psychotropes avec un peu de volonté. Mais le voyage est une drogue dure…
Atterrissage à Punta Arenas.
Lumière magnifique. Tout de suite. Le vent patagon qui vous saute au visage.
Retrouvailles avec Christian, Bernard Francou (rencontré en
Bolivie il y a dix ans !), et rencontre avec Marcello, glaciologue
chilien.
Pension pourrie en ville, qui s'est totalement transformée depuis mon dernier passage, incroyable…
Puis on file vite chez Jorge, la capitaine de Cabo Tamar, un bateau de
pêcheur reconverti. Il est à la maison, avec sa femme.
Conditionnement de la bouffe pour l'expédition, dans le garage
de Jorge. Puis thé dans la cuisine, et Jorge qui raconte ses
histoires de Cap Hornier, la houle de 10 mètres du Pacifique,
etc…
Repas dans une pizzeria nulle du centre.
Toujours le vent, mais pas froid.
Ecroulé à 11 heures du soir.
Vendredi 3 Mars
Toujours pas de nouvelles du bidon bleu…
Il devait arriver hier soir. Grosse discussion sur le planning, avec Christian et Karine.
Je bricole le matériel sur place, et fait le point sur ce qui
reste. Commence l'enquête non stop sur la question du bidon.
Après un petit repas rapide dans un restau du centre, je passe
toute l'après midi au texto et au téléphone avec
Santiago, Francfort, Paris et Punta Arenas sur la question du bidon.
Conseil de guerre le soir, sur les différentes options. Tout racheter semble la meilleure solution !
Repas du soir avec l'équipe, au restaurant du club sportif
chilien, avec au menu un plat incroyable : le curanto, un
mélange de viande fumée et cuite dans le bouillon de
fruits de mer, posé sur un lit de moules énormes,
arrosé d'un vin chilien, et précédé d'un
pisco sour.
Je déambule sous le ciel étoilé de Punta Arenas déserte pour regagner la pension.
Samedi 4 Mars
Un texto à cinq heures du matin de Bertrand, qui me dit que Lufthansa a bien envoyé le bidon à Santiago.
Je file au bureau Lan Chile, puis à l'aéroport à 8
heures du matin. En brassant dans tous les sens, je finis par
repérer que le bidon est à priori à… Sao
Paulo, au Brésil !
De nouveau conseil de guerre à la pension.
Tour en ville, repérage pour achats. Marcello tracke le bidon
avec un contact personnel à Lan Chile Santiago. Nous prenons le
bateau demain matin, à moins qu'on soit sûr que le bidon
arrive à 23h30 ce soir à Punta Arenas, comme me l'a dit
le mec à l'aéroport. Je commence à ne plus trop y
croire. La dead line est à 16 h…
Réunion de crise à la pension, puis chacun brasse dans
ses histoires. Je recommence mon harcèlement
téléphonique. A 16 h, je rappelle, la fille de Lan Chile
Santiago me dit qu'elle pourra me donner des infos à 16h30 !! La
tension monte encore d'un cran !
De 16h30 à 16h48, je suis pendu au téléphone, et
personne ne décroche. Enfin, la fameuse Claudia m'annonce
qu'elle n'a rien de plus par rapport à l'avion de Sao Paulo, et
qu'il faut rappeler à 21 h !!
Christian et moi fonçons à la Zone Franche pour tout racheter.
Toutes les affaires techniques de montagne, tout ce que j'avais
sélectionné avant le départ, préparé
minutieusement pendant ces dernières semaines,
conditionné spécialement pour l'expédition, je
n'ai rien. il va falloir faire avec ce que je trouve sur place.
C'est le samedi après midi, shopping pour tout le monde.
Délire absolu. Entre 17h et 20h, heure de fermeture des
magasins, je tente de tout racheter, en courant ! Un immense sac
étanche à la zone franche, puis la course en ville. Je
dévalise le magasin North Face, qui me trouve "très bon
client" ! Tu m'étonnes…
Je ne trouve pas de chaussures coques plastiques, ce qui est un vrai
problème, et des raquettes vraiment bas de gamme. Puis le
magasin "Natura", puis un supermarché ! où je
déboule avec sac à dos et piolet (!). J'y embauche les
deux vigiles de la sécurité, qui filent à travers
les rayons pour m'acheter les produits nécessaires !
A 19h58, je sors éreinté dans la rue, tout à coup presque déserte. Les magasins ferment.
Retour à la pension, puis nous allons manger du congre dans un
petit restaurant. A 21h, Lan Chile m'annonce que peut être le
bidon est parti à … Buenos Aires !
Mails au cybercafé. Ecroulé à minuit, après
avoir conditionné au minimum les affaires neuves…
Dimanche 5 Mars
Un minibus vient nous chercher. Nous chargeons tout le matériel.
Il y a un vent à décorner les boeufs. Même Marcello
et José le font remarquer.
Nous faisons route vers Bahia Mansa, où le bateau nous attend.
Nous longeons le détroit de Magellan dans le jour qui se
lève. Il y a un mélange de lumières fantastique.
L'expédition commence.
Nous embarquons sur la Cabo Tamar, un ancien bateau de pêche
reconverti en transports de groupes. Dès la sortie de Bahia
Mansa, il commence à y avoir du roulis. La lumière est
changeante. nous naviguons au bord du détroit de Magellan. Pause
repas, à l'abri dans une petite crique. Repas de poisson, puis
nous repartons, après avoir attendu le passage d'un grain : il
nous faut traverser le détroit de Magellan. Le vent d'Ouest
lève une houle de trois mètres, le roulis en gros.
Après une bonne heure de navigation, le capitaine met la barre
plein sud, et nous surfons maintenant sur la houle. Magnifiques arc en
ciel. Parfois brouillard total. Maintenant un ciel complètement
dégagé.
Je regarde défiler les côtes sauvages des îles. Nous voyons maintenant plusieurs glaciers.
Les glaciers se rapprochent. Nous naviguons maintenant dans un chenal
relativement étroit. Les heures passent, entre rêveries et
somnolence, entre regards pointus sur le grand dehors et tournage de
quelques plans d'ambiance.
La nuit tombe. Nous sommes au mouillage dans un fjord très
calme. La météo annonce pour demain des vents à 80
noeuds et une houle de 5 à 6 mètres dans une
région pas loin d'ici. Il va y avoir une perturbation.
Le moteur s'est arrêté. Le calme est presque total.
Allongé sur les couchettes aménagées dans la cale,
on entend seulement la clapotis de l'eau contre la coque, et le vent
qui siffle dans les pins tordus du rivage, à quelques encablures.
Lundi 6 Mars
Je suis réveillé depuis peu quand le bateau
démarre. Jorge et son fils mènent l'affaire, aidés
par deux autres membres d'équipage. Une heure de navigation, et
nous voici de nouveau dans le Magellan. Gros roulis, puis de nouveau
surf. Alexandro tire des bords, pour profiter des courants, et
éviter les trop forts vents. Voici des dauphins, qui vont nous
suivre plusieurs heures… Nous entrons dans le fjord aux
glaciers, en approche de la cordillère. Le plafond est hyper
bas. Il pleut des cordes. De la glace flotte. Plusieurs glaciers
magnifiques, en fond de vallée.
Voici la plage où nous allons camper. Je tourne le
débarquement sous la pluie battante. Un cirque magnifique, avec
plusieurs glaciers. Immenses cascades, chutes de sérac qui
tombent en fracas une falaise d'une centaine de mètres.
Pas mal de travail pour installer un camp correct. Quand la nuit tombe,
il se remet à pleuvoir des cordes… Chubasco, comme ils
disent. Une ondée. Un temps de saison… On est bien, au
sec sous la tente !
Mardi 7 Mars
Il pleut toujours ce matin. Une petite pluie fine mais régulière. Le plafond est très bas.
Conciliabule sous les bâches bleues, tendues entre quelques
arbres. Depuis hier soir nous pataugeons dans la boue. Il est convenu
de faire un portage aujourd'hui. Nous devons monter un maximum
d'équipement. Bouffe, essence de réchaud, matériel
de montagne, etc… Je charge mon grand sac à dos avec le
pied caméra, des raquettes, un carton de 10 cassettes
Bétacam HD, deux batteries, et deux piles lithium, plus tout le
matériel nécessaire à la progression. Je file mes
crampons à Bernard Francou, et nous voilà partis. Nous
ouvrons la route, qui commence par la fameuse forêt
"galère". En fait il y a deux cents mètres un peu chiant,
avec trois traversées de torrent. Nous marchons lentement, d'un
pas très régulier. La suite est moins drôle. Une
série de dalles couvertes de mousse, qui se transforme en boue
dès que l'on met le pied dessus. Il pleut toujours. Nous voici
dans une deuxième partie de forêt, où nous
traçons la route en suivant les passages les plus faciles. Puis
des sortes de mamelons couverts d'arbres et d'arbustes. Nous
commençons à dominer le fjord, au fond duquel un immense
glacier vient se découper en tranches quand il rencontre l'eau
de mer. Le camp de base est posé sur la plage, avec comme vue ce
cirque magnifique, où plusieurs glaciers plongent dans l'eau.
Nous atteignons un replat, à quelques centaines de mètres
du glacier. Bernard bâtit un petit cairn. J'y laisse les bottes,
qui étaient l'arme fatale sur cette portion, et passe aux
chaussures de montagne, achetées en trente secondes au magasin
North Face de Punta Arenas. Elles s'avèrent hyper confortables.
Nous voici en train de remonter la moraine, en rive droite d'un glacier
peu crevassé, dominé par d''immenses séracs qui se
fracassent de temps en temps en sautant une gigantesque barre rocheuse.
L'érosion est énorme, le glacier est couvert de blocs de
schiste.
Bernard ouvre la route d'un pas sûr, au milieu des crevasses,
puis nous rejoignons l'axe central du glacier, que nous remontons
jusqu'à arriver au pied d'un raidillon qui mène au col.
Celui ci est toujours dans le brouillard, mais il va bientôt se
dégager.
Nouvelle petite pause, puis nous attaquons sans les crampons le
raidillon. Un pierrier de plaques de mica et de schistes hyper
instable. Au dessus de nos têtes d'énormes blocs de pierre
qui ne demandent qu'à tomber. Il ne faudrait pas trop
traîner là…
Longue montée dans cette sorte d'éboulis, puis dans de la
boue, et nous atteignons enfin à nouveau la glace, sous le col.
A gauche, un sommet que j'estime à 1500 mètres
d'altitude, nous domine. Nous avons remis les crampons, et montons vers
le col. Le glacier est très crevassé, les conditions ne
sont pas bonnes. Au col, la vue plonge sur une immense vallée
glaciaire : le glacier Marinelli. Un système de glaciers
crevassés, véritable labyrinthe, occupe l'ensemble de la
vallée. Les sommets se perdent dans le plafond nuageux qui reste
bas. Nous avançons en zigzaguant entre les crevasses sur de la
bonne glace saine. Les crevasses deviennent de plus en plus profondes.
Nous stoppons notre course devant un pas plus délicat. Christian
nous a rejoint. Stupéfait des conditions du glacier. Totalement
différentes de 2004. Il faut dire que nous sommes en automne.
L'été a été particulièrement chaud.
Le glacier est très ouvert. En voyant cette situation, je sens
mal l'affaire. Comment allons nous rejoindre le lieu du camp de base,
qui est normalement à deux heures (de raquettes !!) du col ?
Nous avons mis presque six heures pour atteindre ce point. Il nous
faudra près de trois heures pour redescendre, après avoir
laissé un dépôt de matériel juste sous le
col. Marcello nous a rejoint. Karine et José sont restés
au pied du raidillon. Longue descente jusqu'au camp, au bord de l'eau.
Mercredi 8 Mars
Petit déjeuner dans la boue. Marcello a encore ronflé
hyper fort cette nuit. Je suis réveillé depuis 5 heures
du matin, malgré les 9 heures de marche d'hier.
Nous décidons de filmer la progression dans la forêt.
L'équipe fait un deuxième portage. Je prends un peu
d'avance pour faire les plans, mais quand je sors la caméra du
sac étanche dans lequel elle est restée toute la
journée d'hier, elle ne démarre pas, bien sûr :
signal d'humidité. Les boules !!! Christian et Bernard passent,
et partent devant. Je redescends au camp avec "grave les boules".
Démarrage du groupe électrogène. Marcello, Karine
et José partent. Je me retrouve seul, avec une caméra en
rade, au bord du fjord. Je démonte le panneau latéral, et
sèche l'intérieur avec le sèche cheveux. Elle
repart. A ce moment là, le groupe électrogène rend
l'âme ! En fait il tourne mais ne donne plus de courant. Je ne
trouve pas la fusible. On verra plus tard…
Que faire ? Partir avec la petite caméra de secours ? Partir
avec la grosse caméra, au risque qu'elle se mette en signal
d'humidité en arrivant au col ? J'hésite. Christian et
Bernard ont maintenant une heure et demie d'avance. J'opte pourtant
pour cette deuxième solution. Ils ont tous des charges. Je n'ai
"que" (!!) la béta avec batterie, lithium, polaire, bouffe,
etc…
J'attaque fort dès le début, bien décidé
à les rattraper. Il me faudra deux heures pour rejoindre
Christian et Bernard, que je double en bas du raidillon. Je vais me
préparer dans la première partie du deuxième
glacier. La caméra démarre… Les lointains sont
dégagés mais il neige. Belles images. J'accompagne
Christian et Bernard aussi loin que je peux dans le dédale de
crevasses, puis je les film qui s'éloignent au milieu du glacier.
Je redescends au dépôt où je change d'optique
(Christian a monté le 9,5 X 158), et je prend le pied. Je
remonte au col avec tout le matos (sac à dos + pied). Seul, je
zigzague ente les crevasses pour atteindre un point haut sur cet
océan de glace. Tout à coup, le temps se découvre
carrément. Plus de vent. Il fait tout à coup chaud. En
l'espace d'une petite heure, je tourne une variété de
plans magnifiques sur les glaciers, crevasses, sommets, brumes, et
nuages. Vraiment des beaux plans.
Puis le temps se referme. Je patiente encore une heure sous la neige,
qui tombe à nouveau, puis décide de rejoindre le
dépôt. Il est 16 heures. Karine, Marcello et José
arrivent du bas, puis Christian et Bernard qui reviennent de la
reconnaissance. A cause de l'état du glacier, ils n'ont pas pu
atteindre l'endroit d'où ils pourraient voir la cascade de glace
qui défend l'accès à la combe nord du Mont
Darwin… Déception.
Je redescend la caméra, que j'aurais bien laissé
là, mais Christian veut tourner ces fameux plans dans la
forêt. Je ne sais pas de quoi la suite sera faite.
Longue descente, et arrivé bien cassé au camp !!!
Jeudi 9 Mars
La nuit fut bonne, mais un peu trop courte finalement. Marcello est
fatigué ce matin. La météo est mitigée ce
matin. C'est le conciliabule sous la bâche chinoise, au moment du
petit déjeuner. L'équipe de reconnaissance a
aperçu juste de loin la cascade de glace. Il faut aller plus
près pour voir l'état. Pendant la nuit, Christian a pris
la décision d'annuler leur projet de traversée de la
cordillère, vu l'état des glaciers. Une décision
importante ! Bernard suggère d'aller voir plus loin, et donc de
monter un camp de base au début du plateau, à deux heures
de progression du col. Je sens qu'il veut faire un carottage le plus
haut possible quand même, par exemple au dessus de la cascade de
glace. je le trouve un peu ambitieux… Bernard décide de
partir avec Marcello et José pour avancer, reconnaître.
Bernard et Marcello installeront leur tente au camp de base, et
pourront ainsi demain commencer à ouvrir la route vers le pied
de la cascade de glace. José va installer sa station
météo dans le secteur du col, et va redescendre au camp
mer.
Christian, Karine et moi tournons des images dans la première
forêt, et sur le début de la montée. Petit rayon de
soleil, et voilà l'optique grand angle qui condense… Les
boules !! Nous poireautons dans la montée, en discutant.
Finalement l'humidité - l'intérieur de la lentille
frontale, une grande classique… - finit par se résorber.
Nous redescendons au camp. Rangement, puis break bouffe sur la "plage".
Ce matin une grande quantité d'énormes glaçons
flottants est venue se poser sur la plage de rochers, à
marée haute. Ils fondent, en craquant d'un bruit mat, de temps
en temps. Je tourne quelques beaux plans, puis vais faire un petit tour
à l'embouchure du torrent voisin. Je m'accorde un quart d'heure
pour moi, à l'écart de l'expédition. Premier vrai
moment solitaire, avec un peu de recul, sur cette expédition.
Premier détachement, contemplation des séracs
bleutés qui dominent le fjord. En dehors des moments solitaires
dans le duvet, il y a peu de moments pour soi finalement. Tellement de
choses à brasser, à ranger, à préparer.
Nous avons des problèmes de groupe électrogène,
qui finalement a redémarré, mais fournit peu de courant.
Nous essayons désespérément de charger le
téléphone satellite, qui est notre seul moyen de
communication… Christian doit donner deux coups de fil
importants, et Marcello aussi. Nous avons raté la vacation de ce
matin, et je passerais bien un coup de fil pour avoir des news…
L'après midi, la pluie fine, mais régulière,
recommence à tomber… Le vent d'altitude est passé
au sud ouest depuis hier soir. Je sens qu'il va nous apporter une
météo merdique sur les prochains jours…
Nous avons décidé de monter le dôme North Face, qui
fera un camp de base de repli au bord de l'eau. Nous l'installons dans
la forêt, pas loin du torrent. Ca permet de se recaler, et de
préparer la journée de demain. Demain, grosse
journée de marche, de nouveau. Tout le monde doit dormir au camp
de base glacier, pour aller voir plus loin, et aussi tourner, s'il fait
beau, les plans de progression raccord de Karine et Christian, qui
s'inséreront dans leur expédition de Novembre.
Vendredi 10 Mars
Je bénis ce cahier Clairefontaine cartonné, qui est
finalement mon seul recours en ces temps merdique. Il pleut sans
discontinuer depuis hier 15 heures. Une pluie glaciale (limite pluie -
neige juste un peu au dessus du camp ). Le Dôme prend l'eau (!).
La plupart des affaires sont trempées d'humidité directe
ou de condensation. Tout le monde a du mal à bouger ce matin.
Sous les bâches chinoises, à l'entrée de la
forêt, c'est le bourbier total. Là haut, sur le glacier,
Bernard et Marcello doivent être bloqués dans la
tente. La vacation talkie de 9 heures n'a rien donné.
Nous hésitons entre deux options, après avoir
annulé le programme prévu : délicat de partir avec
tout le matos mouillé, et de s'engager avec les charges dans le
secteur crevassé du glacier, dans le brouillard. Nous serions
hyper chargés, et obligés de monter le camp dans le
mauvais temps. Délicat pour la suite. Je préconise un
portage, qui permettrait d'alléger la charge du voyage suivant.
On pourrait entreposer du matériel au col (notre
dépôt). Faire la vacation téléphone
satellite depuis un point haut, et joindre en direct Bernard et
Marcello. (Mais à priori nous n'aurions que très peu
d'infos supplémentaires, vu qu'ils sont arrivés en fin
d'après midi hier au camp de base glacier, donc pas eu le temps
d'explorer plus loin).
La deuxième option c'est donc de reporter tout à demain,
en espérant que çà se dégage un peu dans
l'après midi, pour sécher les affaires et surtout les
tentes. (Il manque une grande bâche chinoise, qui selon moi
permettrait de ne pas mouiller la tente intérieure en
démontant le toit !!). Christian n'a pas très envie de
monter, il pense que c'est de la fatigue supplémentaire, ce qui
n'est pas faux. L'option 2 est donc retenue. Toute la nuit, et encore
la matinée, d'énormes chutes de séracs et de
rochers ont eu lieu. Et aussi le front du glacier, là bas, au
fond du fjord. Les torrents ont triplé de volume. Partout des
petits ruisseaux dégringolent en cascade sur les dalles de
rocher. Le plafond est très bas, le brouillard colle au pan des
montagnes. un temps typique de Patagonie.
Il semblerait que depuis deux ans, les caractéristiques
climatiques aient beaucoup changé. Généralement il
neige beaucoup en été sur les glaciers (il fait
finalement trop froid en hiver). Mais cet été fut
exceptionnel (Température de 27° C enregistrée
à Punta Arenas !!). Donc vraisemblablement il n'a pas
neigé cet été, et il a même plu sur le
glacier, ce qui explique son état incroyable d'ouverture des
crevasses…
Peut être finalement la meilleure saison pour tenter une pareille
expédition est le printemps (Octobre - Novembre), car il va se
remettre à neiger en hiver si tout se réchauffe…
Par contre, il faut aller vite avant les grands vents de Novembre !
Pour l'instant, je pense personnellement qu'on se prend un coup de
météo Sud Ouest. Nous sommes sous les 50° rugissants.
En mer c'est l'enfer des fortes houles. De ce côté ci de
la cordillère, il doit y avoir un effet de foehn. Nous ne sommes
pas loin des records mondiaux de précipitations.
Si on regarde l'historique des expéditions en Patagonie, dans ce
secteur, c'est assez incroyable : toutes les expéditions qui ont
réussi sont celles qui avaient leur camp de base confortable, et
tentaient le sommet en style alpin pendant le créneau de beau
temps… Il me semble que nous sommes dans une formule un peu
bâtarde, mélangeant les styles. Trop lourds pour aller
vite, pas assez confort dans l'optique camp de base.
Je me souviens de l'expédition "Patagonie Force 10", dans les
années 80, avec notamment une équipe mythique (Boivin,
Etienne, Bérhault, etc…). Ils étaient
restés un mois et demi sur leur voilier, cachés des
tempêtes au fond des fjords. Pour sauver la face, Boivin avait
fini par grimper les 400 mètres de rochers du Cap Horn, pour
sauver le film.
L'autre soir, Bernard racontait son expédition hivernale
à L'Everest, au début des années 80. Bien
sûr rien de comparables, car en Himalaya on atteint des froids
extrêmes, des vents délirants, et il y a en plus la
question de l'altitude. Mais le taux de réussite des sommets le
plus faible, c'est la Patagonie, et on comprend pourquoi… Un
changement de climat et de conditions permanentes, qui casse les
plannings et les prévisions. Ici, pas de routage
météo possible, tout simplement parce qu'on manque de
données. Il n'y a pas de station météo de ce
côté ci de la Cordillère. José est
monté en installer une, temporaire, qui enregistrera des
données pendant le temps de notre expédition.
Nous sommes repliés sous le dôme, au milieu de la
forêt. Il pleut. Karine dessine ses aquarelles. J'écris.
Christian baisse les bras en brassant dans ses sacs poubelles. Le temps
passe tout doucement. Presque il s'arrête.
A midi nous bricolons un brunch à l'intérieur du
Dôme. Notre camp sous les bâches chinoises est un
bourbier total. Le torrent juste à côté, presque
à sec hier, s'est enflé sur trois mètres de large.
Je regarde les photos avec attention les photos aériennes de
Christian, prises par l'armée américaine. Le secteur
montre le Mont Darwin, et ses glaciers adjacents, notamment le glacier
Marinelli. Je repère le petit bout de route que nous avons
ouvert dans le champ de crevasses. Ridicule, en comparaison de ce qui
nous reste à faire pour atteindre la cascade de glace.
L'entreprise est immense. Il est évident que nous n'atteindrons
pas le sommet. C'est au dessus des possibilités de
l'expédition, dans le temps qui nous est imparti. Il faudrait
traverser cette immense zone plate sur les photos aériennes, qui
est aujourd'hui un champ de crevasses, véritable labyrinthe.
Impossible. Qui plus est : une prise de risque énorme.
Il ne tiendrait qu'à moi, j'arrêterais tout de suite les
frais. Mais je pense que Bernard veut voir de quoi il en retourne au
sujet de la cascade de glace. Pour l'instant il doit être
bloqué dans sa tente, au milieu du brouillard, sur le camp de
base glacier. Quand nous déciderons de lever le camp, il
faudrait trois jours pour tout rapatrier au niveau de la mer. Puis deux
jours de bateau, ou plutôt trois, car Jorge nous a prévenu
de la difficulté pour traverser le Magellan, avant d'atteindre
Bahia Mansa.
Christian attend l'avis de Bernard avant de valider une
décision. Je pense qu'il faudrait joindre Bertrand à
Paris, pour l'aviser de la situation. Mais l'Irridium, que nous sommes
finalement arrivés à recharger, ne passe toujours pas. Il
faudrait monter au pied de la première lagune glaciaire (une
heure et demie de marche) pour espérer accrocher le satellite.
Je pars faire la vaisselle et une toilette de chat (les dents et le
sexe) sur la plage. Aujourd'hui, plus de glaçons flottants. Le
plafond est extrêmement bas, la brume colle aux flancs des
montagnes.
L'épaule rocheuse juste en face est une sorte de fantôme,
qui traîne son vague reflet dans les eaux boueuses du fjord.
Il n'a pas arrêté de pleuvoir depuis 24 heures. Là bas le torrent fait son bruit sourd.
Je fais mon Taï chi dans ce décor absolument
surréaliste. Solitude extrême. Difficile de faire plus
sauvage. Nous sommes au coeur de ces contrées
inhospitalières, là où personne n'habite, car les
conditions sont parmi les plus démentes du globe, là
où seuls les indiens Alakalufs, sortes de tribus vivant à
l'âge de pierre, grelottaient autour d'un maigre foyer,
vêtus de peaux de bêtes, il y a encore quelques
décennies.
Samedi 11 Mars
Une journée de dingue.
La pluie s'est arrêtée ce matin. il y a même une
grosse partie de ciel bleu ! Il nous faut monter sur ce glacier.
Seulement voilà : il reste beaucoup de matériel, et nous
sommes seulement quatre… Je dois porter tout mon matériel
personnel, en plus du matériel de tournage. J'ai deux sacs
à dos. Finalement j'arrive à rentrer pas mal d'affaires
dans le grand sac étanche dans lequel je porte la caméra,
que je charge à bloc (batteries, piles lithium…) et que
je surmonte de mon gros sac à dos avec le reste ! A 8h1/2, je
pars un peu en avance sur les autres, avec une charge qui fait dans les
35 kilos ! Le délire…
Le passage dans la forêt est une vraie galère, puis je
monte tout doucement le dénivelé jusqu'au cairn. Le
soleil se lève, c'est magnifique. En montant, on domine le
fjord. En face, une ribambelle de glaciers, qui brillent au soleil.
Au cairn, j'attends les autres. la mauvaise surprise, c'est qu'un
renard est venu fourrager dans le sac plastique (pourtant caché
sous des pierres) dans lequel j'avais laissé mes chaussures de
montagne. (La première partie, je la fais en bottes, dans la
bouillasse et les torrents gonflés de la pluie des jours
précédents). Résultats des courses : mes
chaussures sont remplies d'à peu près un demi litre d'eau
chacune !! Cà va être sympa sur le glacier…
Quand les autres arrivent, nous faisons un nouvel essai du
téléphone satellite, en vain. C'est vraiment un
problème. D'abord en France, on doit s'inquiéter. Ensuite
je tenais vraiment à avoir des nouvelles !! (perso et
pro…).
Nous sommes repartis. Lentement. J'ouvre la route sur le premier
glacier, qui a reçu toute la pluie de la veille. La glace est
bleutée, toute lavée par l'eau du ciel. Les
bédières coulent à gros débit. Lente
remontée le long de la moraine centrale.
Le raidillon est un passage difficile avec nos charges. Nous atteignons
le deuxième glacier, puis le dépôt de
matériel. On se charge un peu plus avec de la bouffe, on
s'encorde, et c'est reparti. Au col, il n'y a pas de vent. Il a plu
là aussi, et d'une pluie qui a déposé du sable en
quantité. De grandes portions de l'immense système
glaciaire que l'on voit maintenant sont brunes. J'ai bien fait de
tourner les beaux plans l'autre jour…
Christian et José font une cordée. Karine et moi une
deuxième. Je me rends vite compte que Karine n'est pas
habituée aux manoeuvres de corde, ce qui rendrait un sauvetage
en crevasse plus que problématique. Mieux vaut ne pas tomber.
Nous zigzaguons entre d'immenses crevasses en descendant vers le
glacier Marinelli. L'avancée est très lente, les charges
lourdes. Maintenant nous passons des ponts de neige, assez
récents. Je n'aime pas du tout cette situation. Les conditions
ne sont pas bonnes, et il se remet à pleuvoir. Nous sommes
fatigués, ayant mis plus de cinq heures pour atteindre le col.
Tout là bas, on aperçoit maintenant la tente de Bernard
et Marcello. Je vois Karine qui avance lentement, qui
hésite sur les fines arêtes entre deux crevasses. Je
l'assure dans les passages délicats. Je suis convaincu que nous
aurions dû faire un portage hier, cela aurait diminué les
charges de moitié !
Au bout d'une heure et demie de navigation dans ces quelques hectares
de cet immense champ de crevasses, nous atteignons une zone plus cool.
Lente avancée jusqu'au camp. Marcello et Bernard nous attendent
avec un café. Nous montons vite les tentes.
Il se remet à pleuvoir, cette fois ci de plus belle, avec des
rafales de vent. J'ai les pieds dans des sacs poubelles, pour garder
les chaussettes sèches dans les chaussures mouillées,
technique que j'avais mis au point au Groënland, quand on sortait
des gouffres de glace : là bas c'était l'inverse : on
avait les chaussons néopréne trempés de
l'exploration et les sacs poubelles empêchaient le blizzard de
nous geler les pieds. Je suis dans la tente avec José qui a
l'air bien cassé, allongé dans son duvet.
Dimanche 12 Mars
Je me réveille le dos ruiné par le portage d'hier (35
kilos, 7 heures et demie de marche). Je me suis rendormi sur le petit
matin, après avoir frissonné une bonne partie de la nuit.
Malgré mon bon duvet, il est limite : il faut dire que le
problème c'est l'humidité omniprésente.
Malgré l'aération, la tente ruisselle à
l'intérieur. Le duvet, à condition qu'on ne change pas
trop de position quand on en a trouvé une bonne, est le
seul refuge acceptable. Pourquoi en sortir ? Il a neigé une
bonne partie de la nuit, ce qui a déposé 15 cms de neige
lourde sur le camp et le glacier, dissimulant ainsi la nature des
crevasses… Maintenant il pleut de plus belle.
C'est l'anniversaire de maman aujourd'hui. J'aimerais bien lui passer un petit coup de fil, mais le satellite ne passe pas.
A côté de moi, José émerge tout doucement. Il a ronflé toute la nuit.
Vers 11 heures, je traverse vers la tente de Christian et Karine,
où nous déjeunons d'un bol de muesli et d'un café.
Il n'y a pas grand chose à faire avec un temps pareil. Le
plafond est bas, il pleut. Nous attendons une éclaircie, pour
tourner des plans de progression, et pour qu'une équipe aille
tenter d'ouvrir la cascade de glace.
Pour l'instant, la HD est en carafe, toujours bloquée par le
signal d'humidité… Rien d'étonnant ! Le pied, la
longue focale et le stock de cassettes sont toujours au col. Christian
reconnaît qu'il va être délicat de progresser sur le
glacier avec ces conditions de neige fraîche.
Nous arrivons finalement, après de nombreuses tentatives,
à envoyer un texto à Bertrand, depuis l'Irridium !
Je regagne ma tente. Pas grand chose à faire. On met un temps
fou pour se préparer, dans ces conditions. Je crois que je vais
regagner mon duvet bientôt. Il est 14 heures, la pluie est
repartie de plus belle.
Je n'écris sur ce cahier que des choses assez "factuelles",
alors que des milliers d'idées me traversent l'esprit.
Bizarre…
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Nous avons somnolé une partie de l'après midi, en
écoutant le bruit de la pluie et du vent sur la toile de la
tente. Puis vers 18 heures, la pluie a cessé. A moitié
engourdis, nous sommes sortis : il y a eu ce moment absolument magique.
Un petit vent un peu plus sec, j'ai sorti la caméra, ai
démonté le côté pour mettre à l'air
libre les circuits électroniques. Au bout de cinq minutes, elle
s'est remise à marcher. La lumière est fantastique. Un
système nuageux très complexe au dessus de nos
têtes, quelques rayons de soleil sur les crevasses,
çà et là. En face, de l'autre côté du
glacier Marinelli, le mont Yogan est superbe, tous les sommets et ses
arêtes rocheuses plâtrées par la neige de ces
derniers jours. Immenses dégradés de gris, de bleus.
Grandes faces rocheuses. On voit bien l'ensemble de la partie sud de la
cordillère.
A la tombée de la nuit, repas dans la tente de Christian et Karine.
J'ai du mal à m'endormir. Peut être le
café…? José ronfle comme un biplan de la
première guerre mondiale !!!
Lundi 13 Mars
Pas mal dormi cette nuit. Quand Christian sonne le réveil,
à 7 heures du matin (il y a eu un changement d'heure hier au
Chili), j'ai vraiment la tête dans le seau. Café dans la
tente d'à côté. Temps couvert, mais pas de pluie ce
matin.
Quatre bonnes nouvelles : d'abord le téléphone satellite
marche à nouveau (c'étaient les antennes qui
n'étaient pas correctement connectées). Nous parvenons
à joindre Bertrand à Paris. mon bidon est à Punta
Arenas ! Jorge a même prévu de nous l'apporter à la
plage demain. Incroyable !
Une éclaircie, nous partons chercher du matériel
laissé en arrière au col. Je veux rapporter le pied, la
longue focale et des cassettes. Lente montée, en suivant la
trace de Bernard, qiu ouvre un chemin plus sur le côté. A
vide, le champ de crevasses se passe beaucoup mieux. La pluie a fait
fondre la neige de l'autre jour, et les passages sont ainsi plus
sûrs.
Au col, un animal est venu jusqu'ici, pour renifler nos affaires. De
grosses pattes dans la neige. Nous pensions que c'était un
renard, mais Bernard penche plutôt pour un puma !
Nous faisons les charges, sans franchement les répartir.
Cà me met les boules… Je me retrouve avec le pied, les
batteries, les piles lithium, 16 cassettes HD, 10 K7 DVCam, plus mon
matériel de jour.
Chargé comme un baudet, je reprends le chemin du camp, toujours
encordé avec Christian. J'arrive éreinté au camp
vers midi. Encore une demie journée de sherpa…
Petit break sous la tente, et nous repartons tourner des plans. J'ai la
longue focale, le temps est gris mais dégagé, j'organise
donc des plans de progression. Christian et Karine partent
encordés dans le système de crevasses. Petites
silhouettes au milieu du glacier. Mais très vite un "chubasco"
arrive. Un "chubasco" c'est un coup de vent avec de la pluie glaciale.
Nous continuons quand même à tourner dans la tempête
de pluie. José m'aide à porter le pied et la longue
focale. On se gèle. On se trempe (la salopette n'est pas
étanche du tout). Au bout d'une heure et demie, nous rentrons au
camp complètement rincés. Ce n'est pas drôle du
tout. S'il fait mauvais demain, il a été
décidé de descendre à la plage. Je pourrai ainsi
récupérer quelques affaires du bidon. Mais cela va
ajouter de la fatigue. Et puis il faudra aussi monter le carrotier de
Bernbard… Je sens encore venir une journée sherpa !
Vivement les tournages sous les cocotiers !
Nous commençons à être sérieusement
crasseux. Les tentes puent carrément. Je ne sais pas trop le
genre de film que Christian veut faire. Il a changé trois fois
d'avis. Il s'agissait il y a trois jours de tourner des plans raccord
de leur future traversée de la cordillère. Aujourd'hui je
sens qu'il voudrait bien tenter le sommet quand même, parce que
Bernard, lui, pousse à passer la cascade glace (il tient
à son carrotage à 2000). Christian est donc à
humeur variable par rapport au film. J'ai l'intuition qu'il n'est pas
très content de ce que nous faisons. En même temps il ne
donne aucune consigne. J'avoue que je le laisse faire, le laissant
dans ses questionnements, et ses indécisions.
L'objectif du sommet est pour moi un leurre total (très peu de
chances d'y arriver, vu les conditions du glacier et le temps qui nous
est imparti.). Je serais à sa place, je me concentrerais sur le
réalisation du film, en posant clairement les choses. Au lieu de
cela il soupire, et parle d'installer un camp plus en avant, au pied de
la cascade. On va encore s'épuiser dans des portages
interminables, en ratant potentiellement les créneaux de beau
temps. Mais c'est à lui de voir, après tout.
José écoute son balladeur mp3 à côté
de moi, après avoir lu la lettre de son amoureuse. J'ai
laissé mon iPod à Punta Arenas, parce que le chargeur
solaire était dans le bidon. C'est con, je risque de le
récupérer bientôt !
J'arrive à écrire sans problème ce carnet de
route. Par contre impossible de me concentrer sur une autre histoire.
Vers 17 heures, nous essuyons un nouveau "chubasco", cette fois ci bien
plus violent, avec des fortes rafales de vent qui secouent la tente. La
dépression me semble bien installé à vrai dire.
Je finis par tomber dans un sommeil relatif. Je peine à me
réchauffer, pourtant j'ai un duvet North Face - 28° !! Mais
c'est à cause de l'humidité, terrible. José dit
que c'est le principal problème, ici, en Patagonie
(combiné avec celui du vent). Je suis assez d'accord. Ce sont
les bruits de casserole de la tente voisine qui nous réveillent.
Il nous faut cuisiner. C'est à dire faire chauffer de l'eau dans
l'abside de la tente, car il pleut toujours dehors. La gamelle se
renverse une première fois, puis nous finissons par
déguster notre riz lyophilisé, accompagné de deux
mugs de thé. La pluie s'est arrêtée pendant le
repas, mais voici qu'elle reprend au moment où nous devons
effectuer notre sortie "technique" avant la nuit… Gasp !
Mardi 14 Mars
Je viens de passer ma première bonne nuit au camp de base
glacier. Il faut dire que j'avais retrouvé mes chaussons en
fourrure polaire bien secs, donc pas froid aux pieds, et mes bouchons
d'oreille, pour limiter l'effet du ronflement permanent de José.
Hier soir, quand je suis sorti pendant une courte accalmie, il y a eu
un moment totalement magique : une trouée dans les masses de
nuages, qui permettait à la lune de donner comme un coup de
projecteur sur le glacier qui nous domine. C'était magnifique.
Il a neigé toute la nuit, et ce matin il pleut. Le plafond est très bas. La visibilité n'est pas bonne.
On se raconte nos vies, avec José. Il me parle de ses
études de glaciologie, de sa volonté de se
spécialiser en imagerie satellitaire, du symposium de Punta
Arenas pour la préparation de l'Année Polaire
Internationale en 2007. Il me parle de Santiago, de sa copine qui fait
un master d'écologie, en travaillant à Coihaïque.
Je lui raconte deux ou trois histoires, ma virée en Antarctique.
Nous parlons de météo, de voyage, d'écologie,
d'histoires de couples…
Parfois j'ai l'impression que le temps s'est arrêté. Les
heures passent. Sans qu'on s'en aperçoive vraiment.. Il faut un
temps fou pour se faire à manger. Nous glandons dans les duvets.
Sans rien faire, mais sans pour autant s'ennuyer. Etrange.
Il faut dire que mes pensées divaguent, sans stress, entre le
passé et l'avenir, en écoutant au présent la douce
musique de la pluie sur la toile de la tente. Blottis dans le duvet, il
est 10h30, et je n'en suis toujours pas sorti ce matin. Pour quoi faire
? Ma salopette et mes chaussures sont trempées. Dehors il pleut.
Midi. Sortie "technique", puis je vais chercher de l'eau, profitant
d'une courte accalmie. Christian pensait descendre chercher le
carrotier à la plage, je lui dis qu'il faut que je descende moi
aussi, mais que nous ne sommes pas sûrs que le bidon soit
là! Avec les conditions de météo, le Cabo Tamar
n'arrivera peut être que demain. De toute façon il est
trop tard pour descendre aujourd'hui. Ou alors il faut dormir en bas.
Cela veut dire descendre le matos de bivouac… et risquer de
rater un créneau de tournage précieux s'il fait beau
demain matin.
Je regagne la tente où nous pratiquons avec José le
deuxième sport national de Patagonie : manger. (le premier
étant attendre ! Le troisième : dormir !!).
La pluie redouble de force en début d'après midi, pendant
que nous palabrons de choses et d'autres sous la tente : Patagonie,
télévision, internet.
Sieste - somnolance toute l'après midi.
Vers 17 heures, nous essuyons une grosse radée, avec une
forte rafale de vent, durant une demie heure, qui transforme la
moitié de notre tente en piscine. Les matelas sont
mouillés, le bas des duvets aussi. En fait, nous avons un vieux
modèle de tente North Face, qui n'a pas d'abside des deux
côtés. Nous avons mis l'entrée sous le vent, donc
l'autre côté est au vent : la pluie traverse donc
facilement les deux épaisseurs de nylon qui viennent se coller
l'une sur l'autre pendant les grosses rafales. Nous sommes
trempés. Je mets le bas de mon duvet dans un sac poubelle.
D'ailleurs presque l'intégralité de ce que nous avons est
dans des sacs poubelles. On se croirait dans une déchetterie.
J'ai parfois le sentiment que nous sommes en position de survie.
Pourtant il suffit de passer le col, et en trois heures de marche nous
pouvons rejoindre le fjord.
Pour le moment, je bricole avec une couverture de survie une protection
contre la pluie, glissée entre la tente et le toit, et
nouée aux arceaux par les quatre coins. Protection
réellemeent efficace, comme nous pouvons le constater
très vite, à la rafale suivante.
Préapration du repas du soir : noodles, agrémentées d'un peu de saucisson.
Puis courte accalmie : nous nous jettons dehors pour une
deuxième sortie du duvet de la journée : sortie
technique, entre deux rafales de pluie qui se transforme presque
à nouveau en neige ce soir.
En dix jours maintenant passés dans la cordillère, nous avons eu deux demi journées sans pluie…
Mercredi 15 Mars
Il y a eu un petit moment de répit cette nuit, mais ce matin
çà continue de plus belle. Mélange pluie neige,
terrible. La visibilité est mauvaise, on ne voit plus les
montagnes aux alentours, seulement la plus proche.
Lever à 7 heures, nous abandonnons l'espoir de descendre faire
un portage plus bas : il faudrait prendre le carottier et j'en
profiterais pour récupérer mes coques plastiques
sèches ! Mais les conditions sont trop mauvaises, le col est
dans le brouillard, et cela représente une grosse journée
de marche sous la pluie. La situation météo me semble
bien installée. Le mauvais temps peut encore durer plusieurs
jours. Il me semble dorénavant impossible d'espèrer le
sommet : là haut il neige, et la cascade de glace doit
être une vraie série de pièges.
Chrisitna et Kartine se sont fait mouiller cette nuit. Ils tirent des
plans sur le planning des prochains jours. Je sens qu'il est à
deux doigts d'abandonner, de limiter la casse. Je pense, en regardant
le calendrier, qu'il est temps de se replier tranquillement, dans des
conditions crrectes. Si la limite pluie neige s'abaisse de deux cents
mètres, les portages de retour vont être un enfer.
Christian prévoit d'appeler Jorge à midi pour faire le
point. L'attente reprend dans notre tente. Avec la couverture de
survie, nous avons limité relativement les dégâts
cette nuit. Nous passons l'intégralité de notre temps
dans le duvet. Nous mangeons dans la tente. Il faut juste parfois
sortir faire ses besoins, et remplir les bidons d'eau dans la petite
bédière, qui - une chance ! - coule toujours.
Nous commençons, José et moi, à rêver
d'asado, de cerveza, et d'autres menus plaisirs apportés par les
nourritures terrestres du monde civilisé. Je suis sorti vers
10h30, faire caca dans la crevasse.
Puis je tape un peu les piquets des tentes avec le piolet
(l'abblation est très forte, les piquets remontent à la
surface de la glace). avant de filer me réfugier dans la tente
de Bernard et Marcello. Karine est là aussi. Cà fait du
monde ! Les pieds dans les duvets, nous papotons (internet, blogs,
changement climatique, et autres sujets). Nous nous amusons ausssi
à nous dessiner mutuellement, sur le cahier à dessins de
Karine. Vers 12h30 je rejoins José dans notre tente. Casse
croûte de midi, pendant que la pluie augmente à nouveau,
et maintenant des rafales de vent.
On se demande d'où peut venir toute cette eau. Sur la face
oueest de la cordillère, il a été relevé
jusqu'à 9 mètres de précipitations en eau par an
(on est proche des records mondiaux), ce qui - converti en neige -
représenterait 70 mètres…
Si le temps continue comme cela demain, il faudra prendre de grosses
options, à la fois par rapport au programme, et aussi par
rapport au film… Je passe l'après midi à dessiner
les plans d'une future maison.
Tous les jours vers 17 heures, il y a une série de rafales de
vent monstrueuses, qui nous obligent à aller replanter les
piquets des tentes, qui s'arrachent. Par contre, accalmie au niveau de
la pluie. J'en profite pour faire une série de plans de
montagne, et du camp malmené par la pluie de ces derniers jours.
Les sommets sont plâtrés par quantité de neige
fraîche plaquée sur les faces rocheuses. Dans le ciel, il
y a des dégradés de gris fabuleux. Le vent nous glace en
quelques minutes, j'ai les pieds gelés, et il me faut une bonne
demie heure pour les réchauffer à nouveau dans le duvet.
18 heures. Les fortes rafales continuent. Tout à coup les deux
piquets de notre tente côté au vent s'arrachent, la toile
se couche sur nous. On se redresse pour s'opposer au vent, à
l'intérieur de la tente. Le vent forcit encore. La toile claque.
Je me plaque au sol, pour maintenir la tente pour ne pas qu'elle
s'envole, pendant que José bondit dehors pour tenter de
raccrocher la tente. C'est la guerre pendant un bon quart d'heure. Je
suis dos contre la toile, le vent s'engouffre sous le tapis de sol et
me soulève. José piquette les cordelettes avec les
piolets, en luttant tant qu'il peut. Pendant ce temps, Christian
enregistre à l'anémomètre des rafales à
plus de 100 kilomètres à l'heure. A un moment
donné, un arceau de la tente casse net, tout s'écroule.
C'est le binz total dans la tente, dont l'abside s'est arrachée
entre temps. La casserole s'envole dans une crevasse voisine, en
rebondissant sur le glacier. Je me jette suer les affaires en vrac,
pour empêcher qu'elles ne s'envolent. C'est fini, nous venons de
perdre notre tente. Il faut se replier. C'est le branle bas de combat.
Nous rassemblons les affaires en hâte. José file chez
Marcello et Bernard, je rejoins Karine et Christian. Nous
démontons ce qu'il reste de la North Face dans les rafales, et
la jetons dans la tente caméra (une petite tente une place).
Petit à petit tout rentre à peu près en ordre.
Nous sommes maintenant trois par tentes deux places… Le vent
continue par fortes rafales à nous signaler qu'il est
maître ici. Un vent que les indiens de la côte
vénéraient, en dieu qui démolissait tout sur son
passage en dévalant les montagnes…
Jeudi 16 Mars
Vacation Irridium à 6 heures ce matin, avec la France. Il a plu
toute la nuit, il y a une petite accalmie ce matin. Nous sortons
replanter les piquets des tentes et faire nos besoins. Nous envisageons
d'aller tourner des plans dans les crevasses, pendant que Marcello et
Bernard attaquent la cascade. Mais la pluie reprend de plus
belle… Liaison avec le prévisionniste météo
de l'aéroport de Punta Arenas. qui nous annonce une
"trouée" cette après midi., puis ensuite deux jours de
pluie… Marcello a trouvé par hasard comment recharger
l'Irridium avec le petit panneau solaire de Christian. C'est une bonne
nouvelle. Point avec la prod, puis on arrive à joindre Aurora,
qui nous dit que le Cabo Tamar part ce soir pour la Bahia Brooke, et va
pêcher dans le secteur en nous attendant. C'est aussi une pas
mauvaise nouvelle…
A 14 heures, effectivement !, la pluie s'arrête. Branle bas de
combat. Nous partons faire des plans de progression dans le labyrinthe
des crevasses situé juste au dessus du camp, en direction de la
cascade de glace. Bernard et Marcello sont partis un peu plus loin sur
le glacier. Je suis encordé avec José, et nous filmons
Christian et Karine qui avancent dans le dédale des
séracs. Série de plans avec des lumières
différentes, car elle change tout le temps. En fin
d'après midi, retour au camp. Le temps s'éclaircit
carrément tout à coup, le soleil couchant illumine les
montagnes environnantes. C'est de toute beauté. La
température chute d'un coup. En face, le Mont Yagan
émerge d'une couche de brume accrochée à mi-pente.
Pas de vent. On se croirait en haute montagne dans les Alpes. Sauf ce
silence total, tout à coup. Juste le bruit du stylo qui gratte
le cahier. Une belle nuit en perspective.
Vendredi 17 Mars
Il a neigé une bonne partie de la nuit. Une neige plutôt
légère, qui se transforme en neige mouillée ce
matin. Environ 15 cms. La visibilité est de quelques dizaines de
mètres, puis s'améliore un peu. Les crevasses sont
piégeuses désormais. Petite déj dans le duvet,
puis je remets les chaussettes mouillées, les chaussures
mouillées, pour aller faire le point question matériel.
Déneigement de la tente matos. La caméra fonctionne
toujours. Préparation de la caméra, et je sors tourner
une séquence sur le camp dans le mauvais temps. Beaux plans
d'ambiance des tentes sous la neige, et de l'équipe qui
émerge. Puis nous tournons quelques plans de progression de
Christian et Karine, dans le grand blanc, au milieu des crevasses,
à quelques pas du camp. Le matériel est chargé de
neige, je peine pour conserver l'optique et le viseur hors d'eau.
On se réfugie à 6 dans la tente de Bernard, Marcello et
José !!! Discussion sympa. Café. Thé. La neige
n'arrête pas de tomber. Ils annonçaient des
précipitations pour aujourd'hui et demain. C'est exactement ce
qui est en train de se passer pour le moment. Vers midi, on regagne
notre tente, pour se faire un gros casse croûte. Il neige toute
l'après midi, et vers le soir, (18 ! comme d'habitude !) il y a
une accalmie. Le ciel se dégage pendant une heure, le temps de
faire le point avec les autres. Si la météo ne
s'améliore pas demain, on commence à lever le camp.
Repas du soir. Pâtes, avec cubes de saucisson, et un mug de
thé brûlant. Je me glisse dans le duvet, incroyable
refuge. Quelle bonne sensation de sentir les pieds se réchauffer
pour la nuit ! Sur la toile de tente, le grésil a
recommencé sa petite musique soporifique.
Samedi 18 Mars
Quand les fermetures éclair commencent leur va et vient, il ne
neige pas dehors. Le ciel est un beau dégradé de gris. On
voit à nouveau, juste en face, le mont Yagan, totalement
plâtré, comme tous les sommets alentours. Il a beaucoup
neigé en altitude. Il est évident qu'il est impossible
d'aller plus en avant. Les conditions sont même pires que
lorsqu'il pleuvait : les quarante centimètres de neige ont
même commencé à remplir les crevasses, à
faire des ponts de neige fragiles. Cà va même être
chaud pour remonter au col. La météo annonce une accalmie
en milieu de journée, et ensuite de nouveau des
précipitations. Bernard, José et Marcello lèvent
le camp. Ils prennent toutes leurs affaires, la tente
déchirée, et j'arrive à leur placer quelques
charges de matériel cinéma. Ils vont descendre jusqu'au
camp de base "mer". Le Cabo Tamar, d'ailleurs, devrait être
là…
Nous filmons le pliage de la tente, et leur départ. Très chargés, ils montent tout doucement vers le col.
Puis je tourne une scène de dessin avec Karine, assise sur son
casque, dans la neige, au milieu du grand blanc. Beaux plans de dessin
à l'encre, puis aquarelle. Nous finissons juste à temps,
au moment où les premières vagues de flocons
déboulent. Le répit est terminé.
Christian est parti au col, faire un premier portage.
On se réfugie sous la tente. Discussion sur le voyage,
l'ouverture au monde. Christian revient. On dessine. Je fais le
mandala. la mandala du Marinelli. Il neige toute l'après midi,
de la neige mouillée, puis de plus en plus froide. Le cliquetis
soporifique des flocons sur le nylon m'assoupit.
Vers 18h, il y a un moment d'accalmie (comme presque tous les soirs).
Je sors de la tente, et pendant une petite demie heure c'est un moment
totalement magique. La poudreuse a recouvert toute la montagne. Le ciel
est tout à coup totalement dégagé. Le Mont Yagan
et l'autre sommet plus au nord sont illuminés par le soleil
couchant. Les glaciers ont retrouvé leur blancheur virginale.
Quelques volutes de brouillard circulent à mi pente. Les faces
rocheuses sont entièrement plâtrées par la neige
fraîche. Le silence est absolu. Absolument aucun bruit. Une
pause. Un arrêt sur l'image. Moment absolument magique. Demain
nous partons. C'est notre dernière nuit en montagne. C'est comme
si, pour nous narguer, elle avait voulu se montrer sous ses plus beaux
atouts, une dernière fois.
Dimanche 19 Mars
C'est le jour du départ. Nous levons le camp. Il a
"neigeoté" toute la nuit, mais çà n'a presque rien
posé. Par contre il fait plus froid. En fait ce matin il y a une
grande éclaircie. On voit l'ensemble des sommets alentours,
totalement recouverts de la neige des derniers jours. Une ambiance
très hivernale. Nous plions le matériel. Il faut tout
conditionner pour redescendre. Au soleil (!), nous essayons de tout
faire rentrer dans trois sacs à dos. Il faut démonter les
tentes au piolet, car les sardines sont coincées dans la glace.
Tout est mouillé, tout est lourd.
Nous avons pris le chemin du col. La trace d'hier est effacée.
Christian est devant, avec les raquettes, ensuite Karine en raquettes
aussi. Je ferme la marche, en crampons. Nous sommes bien sûr
encordés, pour éviter les crevasses. Les conditions sont
mauvaises, il y a des ponts de neige fraîche qui couvrent les
crevasses. Nous avançons très lentement, à cause
du poids, et aussi parce qu'il faut faire la trace, entre les crevasses
et les séracs. Une première fois, Christian passe
à travers un pont de neige qu'il n'a pas vu. Bloqué par
son sac à dos, il se rétablit. Nous continuons. Christian
prend trop bas dans la pente, et nous nous retrouvons dans un
système de crevasses supplémentaire, qui nous donne des
déboires. Il va nous falloir trois heures et demie (!) pour
rejoindre le col. Il fait chaud, car un rayon de soleil vient taper
dans la combe. Puis froid sous le col, car le soleil est maintenant
caché. Le vent se lève, et nous envoie la poudreuse dans
le visage. Nous naviguons entre congères et crevasses, sur des
ponts de neige. Trois fois, Christian va passer à travers des
ponts de neige. Il faut sans arrêt sonder la neige devant soi.
Heureusement, avec leurs raquettes, Christian et Karine
déblaient un peu la neige. Nous finissons par rejoindre la trace
d'hier, maintenant plus visible. Elle a l'avantage d'emprunter une
route plus sûre. Juste avant le col, je passe à travers un
pont de neige jusqu'à le ceinture. Bloqué par le sac, je
me rétabli et nous continuons. Nous venons de passer le col, et
descendons vers l'ancien dépôt de matériel. A ce
moment là, le vent s'est levé assez fort, nous le prenons
en pleine figure. Christian, une nouvelle fois, se fait piéger :
il s'enfonce dans une petite crevasse en criant : il vient de taper le
genou contre le rebord de glace, et s'est démonté la
rotule. Je ne sais pas quelle allure a la crevasse, aussi j'assure
Karine qui s'est rapprochée de lui, et qui est aussi
tankée dans la neige profonde. Les sacs sont bien sûrs
trop lourds pour faire toutes ces manoeuvres…
Christian ne dit rien. Je lui demande si çà va, il ne
répond pas. En fait il diagnostique son genou. Après
avoir réussi à se libérer de son énorme sac
à dos, il dégage sa jambe et remet sa rotule en place !
Puis il repart en traînant son sac dans la neige. J'aide Karine
à se dégager, et nous filons vers le fond du
dépôt. Il n'y a plus de dépôt en fait. Hier,
Bernard, Marcello, José et Christian ont tout emporté
plus bas : plusieurs dizaines de mètres cubes de glace se sont
détachées et sont venues s'écraser à
quelques mètres du dépôt !!! José arrive,
dans les rafales de vent, et nous filons vers sa petite station
temporaire de météo. Nous tournons une scène
où il démonte la station. Puis nous reprenons la route
vers le bas du raidillon, et l'énorme bloc situé au haut
du premier glacier. La descente du raidillon est difficile car la neige
a recouvert le pierrier de schistes. Au gros bloc, je me déleste
d'une partie du matériel : en fait j'avais deux sacs à
dos… Je laisse le grand sac étanche avec la
caméra, et deux batteries, deux cassettes, et je repars avec le
sac Lowe hyper chargé avec mon matériel perso, et des
cassettes, des batteries, et des piles lithium.
Le premier glacier est juste recouvert de 10 cms de neige, et la trace
est longue et fastidieuse. Enfin nous enlevons les crampons. Le cairn,
où je récupère à nouveau (une
dernière fois) les bottes, et la longue descente dans la
moraine, puis les parties de forêt, et enfin les longues pentes
de mousse et de tourbe, les arbustes, la forêt, et enfin le camp
de base mer. J'arrive à 17 heures sur la plage, après 8 h
1/2 de marche chargé comme un baudet.
Effondré très vite sous la tente de Bernard,
étonnamment sèche, et à l'atmosphère
beaucoup plus chaude que ces derniers jours (il fait 6 degrés au
niveau de la mer, alors qu'il faisait - 5°C à 650
mètres, au camp de base glacier.
Nous commençons à retrouver quelques signes de
civilisation. Marcello m'offre… une bière !, qu'il avait
apporté pour chacun, dans son sac.
Lundi 20 Mars
Dernier petit déjeuner sous les bâches chinoises, les
pieds dans la boue glacée. Marcello a ouvert son talkie quand il
a entendu un bruit de moteur : le Cabo Tamar est à l'approche !
Nous filons sur la plage : çà fait bizarre de voir le
bateau approcher. Zodiac. Christian et moi montons à bord. Ils
ont apporté le bidon ! Tout est dedans. En fait nous disons que
le projet de traversée est annulé, et que nous rentrons
tous. Il reste un dernier portage à faire, depuis le bloc, au
sommet du premier glacier. Christian a mal à son genou, Karine
doit remonter pour qu'on tourne une scène avec les dragons.
Bernard et Christian restent en bas pour plier le camp. Finalement
José aussi… Marcello se prépare. Je monte à
vie, un vrai bonheur, même si j'ai encore beaucoup de courbatures
de la journée d'hier. Au cairn, j'attends une demie heure les
autres, puis je file par le glacier avec Karine. Longue montée
jusqu'au gros bloc. Il se remet à pleuvoir. Nous filmons la
scène où Marcello et Karine trouvent un dragon sur la
neige. Puis on se répartit les charges. Je descends le sac
caméra, ainsi que la longue focale, dans sa valise Pelicase.
Sous la pluie, le regard sur la trace, les yeux à ras la
capuche, je marche presque en automatique vers le bas, vers la mer. Au
cairn, je laisse les autres (Karine descend tout doucement). Je file
seul sur la moraine, puis je m'amuse à essayer de reprendre
exactement le même itinéraire que ce matin. Il faut
assurer chaque pas. J'ai mal au dos, aux jambes, aux genoux. Les
bâtons télescopiques sont indispensables avec de telles
charges. Au dernier petit col, au sommet de la dernière grande
pente, on voit le Cabo Tamar, à l'ancre dans la baie, et le
Zodiac qui fait des aller retour en chargeant les affaires. A 17 h,
j'arrive sur la plage, épuisé. Nous chargeons tout, en
attendant Karine et Marcello. Tout le matériel est chargé
un peu en vrac sur le bateau, qui va se mettre à l'ancre juste
en face, derrière une petite île pour la nuit. Il se remet
à pleuvoir fort quand nous nous réfugions dans la cabine.
Une douce chaleur nous envahit.
Alessandro a préparé un repas incroyable : cebiche,
soupe, viande en sauce avec riz et dessert. Le tout accompagné
d'un Syrah chilien de bonne augure.
Quel bonheur de s'allonger à poil dans un vrai lit. Le bateau
est silencieux et immobile. Le lit est sec et doux. Demain c'est le
voyage de retour vers Punta Arenas, que nous devrions atteindre (Bahia
Mansa en fait) vers 17 heures, si les conditions de mer sont bonnes.
Mardi 22 Mars
Quand le moteur du Cabo Tamar se met en marche, je suis dans un sommeil
léger du matin. Pas de pression ce matin. Je sens ce
début de décompression de fin de tournage. Quand
j'émerge en cabine, il y a cette lumière australe
fantastique. Nous naviguons dans la Bahia Brookes. Le Cabo Tamar fait
route vers Punta Arenas. Nous nous éloignons doucement de la
Cordillère, des glaciers. Immenses cascades de glace qui
descendent, immobiles, vers le fjord. Lents travellings sur la
forêt.
Pendant deux heures, il fait beau. Puis un grain arrive. un de ces
"chubasco" que nous connaissons bien. Don Jorge décide de faire
demi tour pour aller s'abriter dans une petite crique bien au calme.
Nous ancrons pour laisser passer l'averse. Hier soir ils
annonçaient au large une houle de 5 à 7 mètres. Le
Cabo Tamar serait une bien frêle coquille de noix dans ces
conditions.
Vers 15 heures nous repartons. Alessandro me laisse barrer. Le ciel est
entièrement occupé par un système nuageux
complexe, dans lequel le soleil se cherche un passage, pointant d'un
doigt de lumière quelques points à la surface de l'eau.
La mer a ces reflets métalliques que j'aime tant. C'est un
moment agréable, à barrer dans cette petite houle. Don
Jorge, silencieux, est appuyé contre le montant gauche de la
cabine. A droite Alessandro, caché derrière ses lunettes
de soleil, mâche son éternel chewing gum, en faisant de
temps en temps un petit signe du doigt pour indiquer les changements de
cap. Les mains posées sur la roue en bois, je garde le cap au
maximum, en anticipant l'inertie du bateau dans les vagues. Le vent
vient faire claquer l'accastillage. Maintenant les dauphins sont venus
nous accompagner. Ils jouent autour du bateau. Au loin les sommets
enneigés dominent ces immenses portions de forêts
primaires. C'est beau. Deux arcs en ciel se font la course.
Une boucle se termine. Il y a 22 ans, je naviguais dans ces eaux,
à bord du Rio Cisnes, ferry qui assurait la liaison entre Punta
Arenas et Puerto Williams. C'était le dénouement d'une
immense aventure. Je garde très clairement en tête les
images de navigation dans le canal de Beagle. Au petit matin, nous
longions justement la cordillère Darwin, petit bout de terre
inexplorée. Je me disais à ce moment là que j'y
reviendrai un jour… Puis, à l'avant du ferry,
couché à l'avant sur le "pont levis" que le capitaine
avait abaissé à l'horizontale, nous regardions les
montagnes se refléter dans le miroir parfait du canal de Beagle,
exceptionnellement calme ce jour là. Je garde en tête cet
orque, venu percer la surface ce matin là. Nous l'avions suivi
pendant plusieurs minutes. C'était comme un cadeau. Puis il est
reparti dans les profondeurs du canal. Une boucle se termine. Dans mon
journal de bord de l'époque, j'écrivais qu'il
était fantastique de vivre des choses pareilles, mais qu'il
était frustrant de ne pouvoir les partager. J'aspirais à
une rencontre, à un partage équitable de ces
émotions, de ces sentiments. Dans ces mêmes eaux
aujourd'hui je navigue. Etrange symbole, je barre aujourd'hui le
bateau. Comme si, tel un accomplissement, j'avais trouvé une
route, un chemin. Quels enseignements tirer d'une expédition de
la sorte ? Les même leçons de sagesse qu'apportent les
voyages. Une sorte de bon sens retrouvé. Un équilibre
structurant. Relativiser. Prendre du recul devant les
difficultés. Anticiper, bien sûr, pour des questions de
vie et du survie, mais ne pas se laisser déborder par l'ampleur
des tâches à accomplir. Hiérarchiser les
problèmes. Et puis, au quotidien, attaquer les questions les
unes après les autres, profiter, optimiser chaque petite
seconde, chaque petite parcelle de plaisir qui nous sépare du
grand saut. La vie est si belle, et en même temps si fragile !
=:-)