Accueil      Carnets de route      Vidéos      Workshop      Liens      CV      Contact

Ultima Cordillera

Expédition d'exploration dans la Cordillera Darwin - Patagonie - Mars 2006.

18 jours sur le glacier Marinelli, dans la Cordillera Darwin.
Deux demi journées d'éclaircies…

=:-)

Photographies : Bernard Francou, Christian Clot, Marcello Alvaredo.


Mardi 28 Février

C'est toujours dingue le rush qui précède un grand départ ! Cela fait bientôt 25 ans que ça dure, et c'est toujours pareil…
Faut dire que la destination est "pointue" : Cordillera Darwin, Terre de Feu, Chili. Une destination mythique. Des glaciers immenses qui tombent en cascade dans la mer, sous un climat des plus inhospitaliers au monde, et ce n'est pas exagéré. Ces glaciers, je les ai longé en 1984, dans ce ferry chilien qui m'emmenait de Punta Arenas à Puerto Williams, la ville  la plus australe du monde. (Une intoxication médiatico politique fait croire qu'Ushuaïa est la ville la plus australe au monde, en fait il s'agit de Puerto Williams, ville chilienne).
En fait, l'occupation humaine permanente la plus au sud (avant l'Antarctique…) est le petit village de Puerto Toro, sur l'île Navarino, au sud de la Terre de Feu.

Bref, pour l'instant, c'est Charles De Gaulle 1, en solo, avec 120 kilos de bagages !!
Vol retardé pour Francfort. Du coup je rate la correspondance… Lufthansa m'avait booké sur un autre vol, mais Lan Chile n'est pas au courant, donc ne me transmet pas l'info, et me dit de revenir demain à la même heure : 19h40… Après une bière au bar du Sheraton (à 240€ la nuit), je file dans un Ibis de banlieue.

Mercredi 1 Mars

Une journée à l'aéroport, ou presque…
C'est finalement rare d'avoir du temps. Après cette sorte de compte à rebours, où tout finit par se bousculer dans les dernières heures précédant le départ, il n'y a tout à coup plus rien à faire. Rêver, penser, dormir, lire ou écrire.
Ces moments où tout se relâche.
Je vérifie trois fois que les bagages ont bien été tagués pour mon vol à destination de Santiago del Chile, puis je m'enfile à nouveau des sushis avant de m'écrouler dans l'avion.
Dehors, il y a ces bourrasques de neige qui balaient les faisceaux de lumière de la nuit allemande. J'apprendrai plus tard que cette tempête de neige va immobiliser pendant quatre jours les services de frêt de l'aéroport, avec des conséquences pour moi…

Jeudi 2 Mars

Escale à Madrid, au milieu de la nuit, puis long vol pour Santiago du Chili. Escale, où je dois récupérer les 120 kilos de bagages, et changer de terminal, pour réembarquer, le tout en 1h12… Le délire…
De tous mes bagages, il me manque un gros bidon étanche d'expédition, un gros bidon bleu, où j'ai mis quasiment tout mon matériel technique de montagne. Hum…
Je brasse de partout dans l'aéroport. La compagnie aérienne m'assure que le bidon va suivre dans la soirée à Punta Arenas.
Je saute in extremis dans l'avion.
Décollage de Santiago. Cassé par les heures de vol et le décalage, je m'assoupis à nouveau, pour me réveiller à l'escale technique de Puerto Montt. Je suis venu ici en 1985, pendant le Grand Raid Le Cap - Terre de Feu. Souvenirs, souvenirs…
On peut s'écarter facilement des psychotropes avec un peu de volonté. Mais le voyage est une drogue dure…

Atterrissage à Punta Arenas.
Lumière magnifique. Tout de suite. Le vent patagon qui vous saute au visage.
Retrouvailles avec Christian, Bernard Francou (rencontré en Bolivie il y a dix ans !), et rencontre avec Marcello, glaciologue chilien.
Pension pourrie en ville, qui s'est totalement transformée depuis mon dernier passage, incroyable…
Puis on file vite chez Jorge, la capitaine de Cabo Tamar, un bateau de pêcheur reconverti. Il est à la maison, avec sa femme.
Conditionnement de la bouffe pour l'expédition, dans le garage de Jorge. Puis thé dans la cuisine, et Jorge qui raconte ses histoires de Cap Hornier, la houle de 10 mètres du Pacifique, etc…
Repas dans une pizzeria nulle du centre.
Toujours le vent, mais pas froid.
Ecroulé à 11 heures du soir.

Vendredi 3 Mars

Toujours pas de nouvelles du bidon bleu…
Il devait arriver hier soir. Grosse discussion sur le planning, avec Christian et Karine.
Je bricole le matériel sur place, et fait le point sur ce qui reste. Commence l'enquête non stop sur la question du bidon.
Après un petit repas rapide dans un restau du centre, je passe toute l'après midi au texto et au téléphone avec Santiago, Francfort, Paris et Punta Arenas sur la question du bidon.
Conseil de guerre le soir, sur les différentes options. Tout racheter semble la meilleure solution !
Repas du soir avec l'équipe, au restaurant du club sportif chilien, avec au menu un plat incroyable : le curanto, un mélange de viande fumée et cuite dans le bouillon de fruits de mer, posé sur un lit de moules énormes, arrosé d'un vin chilien, et précédé d'un pisco sour.
Je déambule sous le ciel étoilé de Punta Arenas déserte pour regagner la pension.

Samedi 4 Mars

Un texto à cinq heures du matin de Bertrand, qui me dit que Lufthansa a bien envoyé le bidon à Santiago.
Je file au bureau Lan Chile, puis à l'aéroport à 8 heures du matin. En brassant dans tous les sens, je finis par repérer que le bidon est à priori à… Sao Paulo, au Brésil !
De nouveau conseil de guerre à la pension.
Tour en ville, repérage pour achats. Marcello tracke le bidon avec un contact personnel à Lan Chile Santiago. Nous prenons le bateau demain matin, à moins qu'on soit sûr que le bidon arrive à 23h30 ce soir à Punta Arenas, comme me l'a dit le mec à l'aéroport. Je commence à ne plus trop y croire. La dead line est à 16 h…
Réunion de crise à la pension, puis chacun brasse dans ses histoires. Je recommence mon harcèlement téléphonique. A 16 h, je rappelle, la fille de Lan Chile Santiago me dit qu'elle pourra me donner des infos à 16h30 !! La tension monte encore d'un cran !
De 16h30 à 16h48, je suis pendu au téléphone, et personne ne décroche. Enfin, la fameuse Claudia m'annonce qu'elle n'a rien de plus par rapport à l'avion de Sao Paulo, et qu'il faut rappeler à 21 h !!
Christian et moi fonçons à la Zone Franche pour tout racheter.
Toutes les affaires techniques de montagne, tout ce que j'avais sélectionné avant le départ, préparé minutieusement pendant ces dernières semaines, conditionné spécialement pour l'expédition, je n'ai rien. il va falloir faire avec ce que je trouve sur place.
C'est le samedi après midi, shopping pour tout le monde. Délire absolu. Entre 17h et 20h, heure de fermeture des magasins, je tente de tout racheter, en courant ! Un immense sac étanche à la zone franche, puis la course en ville. Je dévalise le magasin North Face, qui me trouve "très bon client" ! Tu m'étonnes…
Je ne trouve pas de chaussures coques plastiques, ce qui est un vrai problème, et des raquettes vraiment bas de gamme. Puis le magasin "Natura", puis un supermarché ! où je déboule avec sac à dos et piolet (!). J'y embauche les deux vigiles de la sécurité, qui filent à travers les rayons pour m'acheter les produits nécessaires !
A 19h58, je sors éreinté dans la rue, tout à coup presque déserte. Les magasins ferment.

Retour à la pension, puis nous allons manger du congre dans un petit restaurant. A 21h, Lan Chile m'annonce que peut être le bidon est parti à … Buenos Aires !
Mails au cybercafé. Ecroulé à minuit, après avoir conditionné au minimum les affaires neuves…

Dimanche 5 Mars

Un minibus vient nous chercher. Nous chargeons tout le matériel. Il y a un vent à décorner les boeufs. Même Marcello et José le font remarquer.
Nous faisons route vers Bahia Mansa, où le bateau nous attend. Nous longeons le détroit de Magellan dans le jour qui se lève. Il y a un mélange de lumières fantastique. L'expédition commence.
Nous embarquons sur la Cabo Tamar, un ancien bateau de pêche reconverti en transports de groupes. Dès la sortie de Bahia Mansa, il commence à y avoir du roulis. La lumière est changeante. nous naviguons au bord du détroit de Magellan. Pause repas, à l'abri dans une petite crique. Repas de poisson, puis nous repartons, après avoir attendu le passage d'un grain : il nous faut traverser le détroit de Magellan. Le vent d'Ouest lève une houle de trois mètres, le roulis en gros. Après une bonne heure de navigation, le capitaine met la barre plein sud, et nous surfons maintenant sur la houle. Magnifiques arc en ciel. Parfois brouillard total. Maintenant un ciel complètement dégagé.
Je regarde défiler les côtes sauvages des îles. Nous voyons maintenant plusieurs glaciers.

Les glaciers se rapprochent. Nous naviguons maintenant dans un chenal relativement étroit. Les heures passent, entre rêveries et somnolence, entre regards pointus sur le grand dehors et tournage de quelques plans d'ambiance.
La nuit tombe. Nous sommes au mouillage dans un fjord très calme. La météo annonce pour demain des vents à 80 noeuds et une houle de 5 à 6 mètres dans une région pas loin d'ici. Il va y avoir une perturbation.
Le moteur s'est arrêté. Le calme est presque total.
Allongé sur les couchettes aménagées dans la cale, on entend seulement la clapotis de l'eau contre la coque, et le vent qui siffle dans les pins tordus du rivage, à quelques encablures.

Lundi 6 Mars

Je suis réveillé depuis peu quand le bateau démarre. Jorge et son fils mènent l'affaire, aidés par deux autres membres d'équipage. Une heure de navigation, et nous voici de nouveau dans le Magellan. Gros roulis, puis de nouveau surf. Alexandro tire des bords, pour profiter des courants, et éviter les trop forts vents. Voici des dauphins, qui vont nous suivre plusieurs heures… Nous entrons dans le fjord aux glaciers, en approche de la cordillère. Le plafond est hyper bas. Il pleut des cordes. De la glace flotte. Plusieurs glaciers magnifiques, en fond de vallée.
Voici la plage où nous allons camper. Je tourne le débarquement sous la pluie battante. Un cirque magnifique, avec plusieurs glaciers. Immenses cascades, chutes de sérac qui tombent en fracas une falaise d'une centaine de mètres.
Pas mal de travail pour installer un camp correct. Quand la nuit tombe, il se remet à pleuvoir des cordes… Chubasco, comme ils disent. Une ondée. Un temps de saison… On est bien, au sec sous la tente !

ultima01

Mardi 7 Mars

Il pleut toujours ce matin. Une petite pluie fine mais régulière. Le plafond est très bas.
Conciliabule sous les bâches bleues, tendues entre quelques arbres. Depuis hier soir nous pataugeons dans la boue. Il est convenu de faire un portage aujourd'hui. Nous devons monter un maximum d'équipement. Bouffe, essence de réchaud, matériel de montagne, etc… Je charge mon grand sac à dos avec le pied caméra, des raquettes, un carton de 10 cassettes Bétacam HD, deux batteries, et deux piles lithium, plus tout le matériel nécessaire à la progression. Je file mes crampons à Bernard Francou, et nous voilà partis. Nous ouvrons la route, qui commence par la fameuse forêt "galère". En fait il y a deux cents mètres un peu chiant, avec trois traversées de torrent. Nous marchons lentement, d'un pas très régulier. La suite est moins drôle. Une série de dalles couvertes de mousse, qui se transforme en boue dès que l'on met le pied dessus. Il pleut toujours. Nous voici dans une deuxième partie de forêt, où nous traçons la route en suivant les passages les plus faciles. Puis des sortes de mamelons couverts d'arbres et d'arbustes. Nous commençons à dominer le fjord, au fond duquel un immense glacier vient se découper en tranches quand il rencontre l'eau de mer. Le camp de base est posé sur la plage, avec comme vue ce cirque magnifique, où plusieurs glaciers plongent dans l'eau.
Nous atteignons un replat, à quelques centaines de mètres du glacier. Bernard bâtit un petit cairn. J'y laisse les bottes, qui étaient l'arme fatale sur cette portion, et passe aux chaussures de montagne, achetées en trente secondes au magasin North Face de Punta Arenas. Elles s'avèrent hyper confortables.
Nous voici en train de remonter la moraine, en rive droite d'un glacier peu crevassé, dominé par d''immenses séracs qui se fracassent de temps en temps en sautant une gigantesque barre rocheuse. L'érosion est énorme, le glacier est couvert de blocs de schiste.
Bernard ouvre la route d'un pas sûr, au milieu des crevasses, puis nous rejoignons l'axe central du glacier, que nous remontons jusqu'à arriver au pied d'un raidillon qui mène au col. Celui ci est toujours dans le brouillard, mais il va bientôt se dégager.
Nouvelle petite pause, puis nous attaquons sans les crampons le raidillon. Un pierrier de plaques de mica et de schistes hyper instable. Au dessus de nos têtes d'énormes blocs de pierre qui ne demandent qu'à tomber. Il ne faudrait pas trop traîner là…
Longue montée dans cette sorte d'éboulis, puis dans de la boue, et nous atteignons enfin à nouveau la glace, sous le col. A gauche, un sommet que j'estime à 1500 mètres d'altitude, nous domine. Nous avons remis les crampons, et montons vers le col. Le glacier est très crevassé, les conditions ne sont pas bonnes. Au col, la vue plonge sur une immense vallée glaciaire : le glacier Marinelli. Un système de glaciers crevassés, véritable labyrinthe, occupe l'ensemble de la vallée. Les sommets se perdent dans le plafond nuageux qui reste bas. Nous avançons en zigzaguant entre les crevasses sur de la bonne glace saine. Les crevasses deviennent de plus en plus profondes. Nous stoppons notre course devant un pas plus délicat. Christian nous a rejoint. Stupéfait des conditions du glacier. Totalement différentes de 2004. Il faut dire que nous sommes en automne. L'été a été particulièrement chaud. Le glacier est très ouvert. En voyant cette situation, je sens mal l'affaire. Comment allons nous rejoindre le lieu du camp de base, qui est normalement à deux heures (de raquettes !!) du col ?
Nous avons mis presque six heures pour atteindre ce point. Il nous faudra près de trois heures pour redescendre, après avoir laissé un dépôt de matériel juste sous le col. Marcello nous a rejoint. Karine et José sont restés au pied du raidillon. Longue descente jusqu'au camp, au bord de l'eau.

ultima02

Mercredi 8 Mars

Petit déjeuner dans la boue. Marcello a encore ronflé hyper fort cette nuit. Je suis réveillé depuis 5 heures du matin, malgré les 9 heures de marche d'hier.
Nous décidons de filmer la progression dans la forêt. L'équipe fait un deuxième portage. Je prends un peu d'avance pour faire les plans, mais quand je sors la caméra du sac étanche dans lequel elle est restée toute la journée d'hier, elle ne démarre pas, bien sûr : signal d'humidité. Les boules !!! Christian et Bernard passent, et partent devant. Je redescends au camp avec "grave les boules". Démarrage du groupe électrogène. Marcello, Karine et José partent. Je me retrouve seul, avec une caméra en rade, au bord du fjord. Je démonte le panneau latéral, et sèche l'intérieur avec le sèche cheveux. Elle repart. A ce moment là, le groupe électrogène rend l'âme ! En fait il tourne mais ne donne plus de courant. Je ne trouve pas la fusible. On verra plus tard…
Que faire ? Partir avec la petite caméra de secours ? Partir avec la grosse caméra, au risque qu'elle se mette en signal d'humidité en arrivant au col ? J'hésite. Christian et Bernard ont maintenant une heure et demie d'avance. J'opte pourtant pour cette deuxième solution. Ils ont tous des charges. Je n'ai "que" (!!) la béta avec batterie, lithium, polaire, bouffe, etc…
J'attaque fort dès le début, bien décidé à les rattraper. Il me faudra deux heures pour rejoindre Christian et Bernard, que je double en bas du raidillon. Je vais me préparer dans la première partie du deuxième glacier. La caméra démarre… Les lointains sont dégagés mais il neige. Belles images. J'accompagne Christian et Bernard aussi loin que je peux dans le dédale de crevasses, puis je les film qui s'éloignent au milieu du glacier.
Je redescends au dépôt où je change d'optique (Christian a monté le 9,5 X 158), et je prend le pied. Je remonte au col avec tout le matos (sac à dos + pied). Seul, je zigzague ente les crevasses pour atteindre un point haut sur cet océan de glace. Tout à coup, le temps se découvre carrément. Plus de vent. Il fait tout à coup chaud. En l'espace d'une petite heure, je tourne une variété de plans magnifiques sur les glaciers, crevasses, sommets, brumes, et nuages. Vraiment des beaux plans.
Puis le temps se referme. Je patiente encore une heure sous la neige, qui tombe à nouveau, puis décide de rejoindre le dépôt. Il est 16 heures. Karine, Marcello et José arrivent du bas, puis Christian et Bernard qui reviennent de la reconnaissance. A cause de l'état du glacier, ils n'ont pas pu atteindre l'endroit d'où ils pourraient voir la cascade de glace qui défend l'accès à la combe nord du Mont Darwin… Déception.
Je redescend la caméra, que j'aurais bien laissé là, mais Christian veut tourner ces fameux plans dans la forêt. Je ne sais pas de quoi la suite sera faite.
Longue descente, et arrivé bien cassé au camp !!!

ultima07

Jeudi 9 Mars

La nuit fut bonne, mais un peu trop courte finalement. Marcello est fatigué ce matin. La météo est mitigée ce matin. C'est le conciliabule sous la bâche chinoise, au moment du petit déjeuner. L'équipe de reconnaissance a aperçu juste de loin la cascade de glace. Il faut aller plus près pour voir l'état. Pendant la nuit, Christian a pris la décision d'annuler leur projet de traversée de la cordillère, vu l'état des glaciers. Une décision importante ! Bernard suggère d'aller voir plus loin, et donc de monter un camp de base au début du plateau, à deux heures de progression du col. Je sens qu'il veut faire un carottage le plus haut possible quand même, par exemple au dessus de la cascade de glace. je le trouve un peu ambitieux… Bernard décide de partir avec Marcello et José pour avancer, reconnaître. Bernard et Marcello installeront leur tente au camp de base, et pourront ainsi demain commencer à ouvrir la route vers le pied de la cascade de glace. José va installer sa station météo dans le secteur du col, et va redescendre au camp mer.
Christian, Karine et moi tournons des images dans la première forêt, et sur le début de la montée. Petit rayon de soleil, et voilà l'optique grand angle qui condense… Les boules !! Nous poireautons dans la montée, en discutant. Finalement l'humidité - l'intérieur de la lentille frontale, une grande classique… - finit par se résorber.
Nous redescendons au camp. Rangement, puis break bouffe sur la "plage". Ce matin une grande quantité d'énormes glaçons flottants est venue se poser sur la plage de rochers, à marée haute. Ils fondent, en craquant d'un bruit mat, de temps en temps. Je tourne quelques beaux plans, puis vais faire un petit tour à l'embouchure du torrent voisin. Je m'accorde un quart d'heure pour moi, à l'écart de l'expédition. Premier vrai moment solitaire, avec un peu de recul, sur cette expédition. Premier détachement, contemplation des séracs bleutés qui dominent le fjord. En dehors des moments solitaires dans le duvet, il y a peu de moments pour soi finalement. Tellement de choses à brasser, à ranger, à préparer. Nous avons des problèmes de groupe électrogène, qui finalement a redémarré, mais fournit peu de courant. Nous essayons désespérément de charger le téléphone satellite, qui est notre seul moyen de communication… Christian doit donner deux coups de fil importants, et Marcello aussi. Nous avons raté la vacation de ce matin, et je passerais bien un coup de fil pour avoir des news…
L'après midi, la pluie fine, mais régulière, recommence à tomber… Le vent d'altitude est passé au sud ouest depuis hier soir. Je sens qu'il va nous apporter une météo merdique sur les prochains jours…
Nous avons décidé de monter le dôme North Face, qui fera un camp de base de repli au bord de l'eau. Nous l'installons dans la forêt, pas loin du torrent. Ca permet de se recaler, et de préparer la journée de demain. Demain, grosse journée de marche, de nouveau. Tout le monde doit dormir au camp de base glacier, pour aller voir plus loin, et aussi tourner, s'il fait beau, les plans de progression raccord de Karine et Christian, qui s'inséreront dans leur expédition de Novembre.

Vendredi 10 Mars

Je bénis ce cahier Clairefontaine cartonné, qui est finalement mon seul recours en ces temps merdique. Il pleut sans discontinuer depuis hier 15 heures. Une pluie glaciale (limite pluie - neige juste un peu au dessus du camp ). Le Dôme prend l'eau (!). La plupart des affaires sont trempées d'humidité directe ou de condensation. Tout le monde a du mal à bouger ce matin. Sous les bâches chinoises, à l'entrée de la forêt, c'est le bourbier total. Là haut, sur le glacier, Bernard et Marcello  doivent être bloqués dans la tente. La vacation talkie de 9 heures n'a rien donné.
Nous hésitons entre deux options, après avoir annulé le programme prévu : délicat de partir avec tout le matos mouillé, et de s'engager avec les charges dans le secteur crevassé du glacier, dans le brouillard. Nous serions hyper chargés, et obligés de monter le camp dans le mauvais temps. Délicat pour la suite. Je préconise un portage, qui permettrait d'alléger la charge du voyage suivant. On pourrait entreposer du matériel au col (notre dépôt). Faire la vacation téléphone satellite depuis un point haut, et joindre en direct Bernard et Marcello. (Mais à priori nous n'aurions que très peu d'infos supplémentaires, vu qu'ils sont arrivés en fin d'après midi hier au camp de base glacier, donc pas eu le temps d'explorer plus loin).
La deuxième option c'est donc de reporter tout à demain, en espérant que çà se dégage un peu dans l'après midi, pour sécher les affaires et surtout les tentes. (Il manque une grande bâche chinoise, qui selon moi permettrait de ne pas mouiller la tente intérieure en démontant le toit !!). Christian n'a pas très envie de monter, il pense que c'est de la fatigue supplémentaire, ce qui n'est pas faux. L'option 2 est donc retenue. Toute la nuit, et encore la matinée, d'énormes chutes de séracs et de rochers ont eu lieu. Et aussi le front du glacier, là bas, au fond du fjord. Les torrents ont triplé de volume. Partout des petits ruisseaux dégringolent en cascade sur les dalles de rocher. Le plafond est très bas, le brouillard colle au pan des montagnes. un temps typique de Patagonie.
Il semblerait que depuis deux ans, les caractéristiques climatiques aient beaucoup changé. Généralement il neige beaucoup en été sur les glaciers (il fait finalement trop froid en hiver). Mais cet été fut exceptionnel (Température de 27° C enregistrée à Punta Arenas !!). Donc vraisemblablement il n'a pas neigé cet été, et il a même plu sur le glacier, ce qui explique son état incroyable d'ouverture des crevasses…
Peut être finalement la meilleure saison pour tenter une pareille expédition est le printemps (Octobre - Novembre), car il va se remettre à neiger en hiver si tout se réchauffe… Par contre, il faut aller vite avant les grands vents de Novembre !
Pour l'instant, je pense personnellement qu'on se prend un coup de météo Sud Ouest. Nous sommes sous les 50° rugissants. En mer c'est l'enfer des fortes houles. De ce côté ci de la cordillère, il doit y avoir un effet de foehn. Nous ne sommes pas loin des records mondiaux de précipitations.
Si on regarde l'historique des expéditions en Patagonie, dans ce secteur, c'est assez incroyable : toutes les expéditions qui ont réussi sont celles qui avaient leur camp de base confortable, et tentaient le sommet en style alpin pendant le créneau de beau temps… Il me semble que nous sommes dans une formule un peu bâtarde, mélangeant les styles. Trop lourds pour aller vite, pas assez confort dans l'optique camp de base.
Je me souviens de l'expédition "Patagonie Force 10", dans les années 80, avec notamment une équipe mythique (Boivin, Etienne, Bérhault, etc…). Ils étaient restés un mois et demi sur leur voilier, cachés des tempêtes au fond des fjords. Pour sauver la face, Boivin avait fini par grimper les 400 mètres de rochers du Cap Horn, pour sauver le film.
L'autre soir, Bernard racontait son expédition hivernale à L'Everest, au début des années 80. Bien sûr rien de comparables, car en Himalaya on atteint des froids extrêmes, des vents délirants, et il y a en plus la question de l'altitude. Mais le taux de réussite des sommets le plus faible, c'est la Patagonie, et on comprend pourquoi… Un changement de climat et de conditions permanentes, qui casse les plannings et les prévisions. Ici, pas de routage météo possible, tout simplement parce qu'on manque de données. Il n'y a pas de station météo de ce côté ci de la Cordillère. José est monté en installer une, temporaire, qui enregistrera des données pendant le temps de notre expédition.
Nous sommes repliés sous le dôme, au milieu de la forêt. Il pleut. Karine dessine ses aquarelles. J'écris. Christian baisse les bras en brassant dans ses sacs poubelles. Le temps passe tout doucement. Presque il s'arrête.
A midi nous bricolons un brunch à l'intérieur du Dôme.  Notre camp sous les bâches chinoises est un bourbier total. Le torrent juste à côté, presque à sec hier, s'est enflé sur trois mètres de large.
Je regarde les photos avec attention les photos aériennes de Christian, prises par l'armée américaine. Le secteur montre le Mont Darwin, et ses glaciers adjacents, notamment le glacier Marinelli. Je repère le petit bout de route que nous avons ouvert dans le champ de crevasses. Ridicule, en comparaison de ce qui nous reste à faire pour atteindre la cascade de glace. L'entreprise est immense. Il est évident que nous n'atteindrons pas le sommet. C'est au dessus des possibilités de l'expédition, dans le temps qui nous est imparti. Il faudrait traverser cette immense zone plate sur les photos aériennes, qui est aujourd'hui un champ de crevasses, véritable labyrinthe. Impossible. Qui plus est : une prise de risque énorme.
Il ne tiendrait qu'à moi, j'arrêterais tout de suite les frais. Mais je pense que Bernard veut voir de quoi il en retourne au sujet de la cascade de glace. Pour l'instant il doit être bloqué dans sa tente, au milieu du brouillard, sur le camp de base glacier. Quand nous déciderons de lever le camp, il faudrait trois jours pour tout rapatrier au niveau de la mer. Puis deux jours de bateau, ou plutôt trois, car Jorge nous a prévenu de la difficulté pour traverser le Magellan, avant d'atteindre Bahia Mansa.
Christian attend l'avis de Bernard avant de valider une décision. Je pense qu'il faudrait joindre Bertrand à Paris, pour l'aviser de la situation. Mais l'Irridium, que nous sommes finalement arrivés à recharger, ne passe toujours pas. Il faudrait monter au pied de la première lagune glaciaire (une heure et demie de marche) pour espérer accrocher le satellite.
Je pars faire la vaisselle et une toilette de chat (les dents et le sexe) sur la plage. Aujourd'hui, plus de glaçons flottants. Le plafond est extrêmement bas, la brume colle aux flancs des montagnes.
L'épaule rocheuse juste en face est une sorte de fantôme, qui traîne son vague reflet dans les eaux boueuses du fjord.
Il n'a pas arrêté de pleuvoir depuis 24 heures. Là bas le torrent fait son bruit sourd.
Je fais mon Taï chi dans ce décor absolument surréaliste. Solitude extrême. Difficile de faire plus sauvage. Nous sommes au coeur de ces contrées inhospitalières, là où personne n'habite, car les conditions sont parmi les plus démentes du globe, là où seuls les indiens Alakalufs, sortes de tribus vivant à l'âge de pierre, grelottaient autour d'un maigre foyer, vêtus de peaux de bêtes, il y a encore quelques décennies.

Samedi 11 Mars

Une journée de dingue.
La pluie s'est arrêtée ce matin. il y a même une grosse partie de ciel bleu ! Il nous faut monter sur ce glacier. Seulement voilà : il reste beaucoup de matériel, et nous sommes seulement quatre… Je dois porter tout mon matériel personnel, en plus du matériel de tournage. J'ai deux sacs à dos. Finalement j'arrive à rentrer pas mal d'affaires dans le grand sac étanche dans lequel je porte la caméra, que je charge à bloc (batteries, piles lithium…) et que je surmonte de mon gros sac à dos avec le reste ! A 8h1/2, je pars un peu en avance sur les autres, avec une charge qui fait dans les 35 kilos ! Le délire…
Le passage dans la forêt est une vraie galère, puis je monte tout doucement le dénivelé jusqu'au cairn. Le soleil se lève, c'est magnifique. En montant, on domine le fjord. En face, une ribambelle de glaciers, qui brillent au soleil.
Au cairn, j'attends les autres. la mauvaise surprise, c'est qu'un renard est venu fourrager dans le sac plastique (pourtant caché sous des pierres) dans lequel j'avais laissé mes chaussures de montagne. (La première partie, je la fais en bottes, dans la bouillasse et les torrents gonflés de la pluie des jours précédents). Résultats des courses : mes chaussures sont remplies d'à peu près un demi litre d'eau chacune !! Cà va être sympa sur le glacier…
Quand les autres arrivent, nous faisons un nouvel essai du téléphone satellite, en vain. C'est vraiment un problème. D'abord en France, on doit s'inquiéter. Ensuite je tenais vraiment à avoir des nouvelles !! (perso et pro…).
Nous sommes repartis. Lentement. J'ouvre la route sur le premier glacier, qui a reçu toute la pluie de la veille. La glace est bleutée, toute lavée par l'eau du ciel. Les bédières coulent à gros débit. Lente remontée le long de la moraine centrale.
Le raidillon est un passage difficile avec nos charges. Nous atteignons le deuxième glacier, puis le dépôt de matériel. On se charge un peu plus avec de la bouffe, on s'encorde, et c'est reparti. Au col, il n'y a pas de vent. Il a plu là aussi, et d'une pluie qui a déposé du sable en quantité. De grandes portions de l'immense système glaciaire que l'on voit maintenant sont brunes. J'ai bien fait de tourner les beaux plans l'autre jour…
Christian et José font une cordée. Karine et moi une deuxième. Je me rends vite compte que Karine n'est pas habituée aux manoeuvres de corde, ce qui rendrait un sauvetage en crevasse plus que problématique. Mieux vaut ne pas tomber.
Nous zigzaguons entre d'immenses crevasses en descendant vers le glacier Marinelli. L'avancée est très lente, les charges lourdes. Maintenant nous passons des ponts de neige, assez récents. Je n'aime pas du tout cette situation. Les conditions ne sont pas bonnes, et il se remet à pleuvoir. Nous sommes fatigués, ayant mis plus de cinq heures pour atteindre le col. Tout là bas, on aperçoit maintenant la tente de Bernard et Marcello.  Je vois Karine qui avance lentement, qui hésite sur les fines arêtes entre deux crevasses. Je l'assure dans les passages délicats. Je suis convaincu que nous aurions dû faire un portage hier, cela aurait diminué les charges de moitié !
Au bout d'une heure et demie de navigation dans ces quelques hectares de cet immense champ de crevasses, nous atteignons une zone plus cool. Lente avancée jusqu'au camp. Marcello et Bernard nous attendent avec un café. Nous montons vite les tentes.
Il se remet à pleuvoir, cette fois ci de plus belle, avec des rafales de vent. J'ai les pieds dans des sacs poubelles, pour garder les chaussettes sèches dans les chaussures mouillées, technique que j'avais mis au point au Groënland, quand on sortait des gouffres de glace : là bas c'était l'inverse : on avait les chaussons néopréne trempés de l'exploration et les sacs poubelles empêchaient le blizzard de nous geler les pieds. Je suis dans la tente avec José qui a l'air bien cassé, allongé dans son duvet.

ultima08

Dimanche 12 Mars

Je me réveille le dos ruiné par le portage d'hier (35 kilos, 7 heures et demie de marche). Je me suis rendormi sur le petit matin, après avoir frissonné une bonne partie de la nuit. Malgré mon bon duvet, il est limite : il faut dire que le problème c'est l'humidité omniprésente. Malgré l'aération, la tente ruisselle à l'intérieur. Le duvet, à condition qu'on ne change pas trop de position quand on  en a trouvé une bonne, est le seul refuge acceptable. Pourquoi en sortir ? Il a neigé une bonne partie de la nuit, ce qui a déposé 15 cms de neige lourde sur le camp et le glacier, dissimulant ainsi la nature des crevasses… Maintenant il pleut de plus belle.
C'est l'anniversaire de maman aujourd'hui. J'aimerais bien lui passer un petit coup de fil, mais le satellite ne passe pas.
A côté de moi, José émerge tout doucement. Il a ronflé toute la nuit.
Vers 11 heures, je traverse vers la tente de Christian et Karine, où nous déjeunons d'un bol de muesli et d'un café.
Il n'y a pas grand chose à faire avec un temps pareil. Le plafond est bas, il pleut. Nous attendons une éclaircie, pour tourner des plans de progression, et pour qu'une équipe aille tenter d'ouvrir la cascade de glace.

Pour l'instant, la HD est en carafe, toujours bloquée par le signal d'humidité… Rien d'étonnant ! Le pied, la longue focale et le stock de cassettes sont toujours au col. Christian reconnaît qu'il va être délicat de progresser sur le glacier avec ces conditions de neige fraîche.
Nous arrivons finalement, après de nombreuses tentatives, à envoyer un texto à Bertrand, depuis l'Irridium !

Je regagne ma tente. Pas grand chose à faire. On met un temps fou pour se préparer, dans ces conditions. Je crois que je vais regagner mon duvet bientôt. Il est 14 heures, la pluie est repartie de plus belle.
Je n'écris sur ce cahier que des choses assez "factuelles", alors que des milliers d'idées me traversent l'esprit. Bizarre…
------
Nous avons somnolé une partie de l'après midi, en écoutant le bruit de la pluie et du vent sur la toile de la tente. Puis vers 18 heures, la pluie a cessé. A moitié engourdis, nous sommes sortis : il y a eu ce moment absolument magique. Un petit vent un peu plus sec, j'ai sorti la caméra, ai démonté le côté pour mettre à l'air libre les circuits électroniques. Au bout de cinq minutes, elle s'est remise à marcher. La lumière est fantastique. Un système nuageux très complexe au dessus de nos têtes, quelques rayons de soleil sur les crevasses, çà et là. En face, de l'autre côté du glacier Marinelli, le mont Yogan est superbe, tous les sommets et ses arêtes rocheuses plâtrées par la neige de ces derniers jours. Immenses dégradés de gris, de bleus. Grandes faces rocheuses. On voit bien l'ensemble de la partie sud de la cordillère.
A la tombée de la nuit, repas dans la tente de Christian et Karine.
J'ai du mal à m'endormir. Peut être le café…? José ronfle comme un biplan de la première guerre mondiale !!!

ultima03

Lundi 13 Mars

Pas mal dormi cette nuit. Quand Christian sonne le réveil, à 7 heures du matin (il y a eu un changement d'heure hier au Chili), j'ai vraiment la tête dans le seau. Café dans la tente d'à côté. Temps couvert, mais pas de pluie ce matin.
Quatre bonnes nouvelles : d'abord le téléphone satellite marche à nouveau (c'étaient les antennes qui n'étaient pas correctement connectées). Nous parvenons à joindre Bertrand à Paris. mon bidon est à Punta Arenas ! Jorge a même prévu de nous l'apporter à la plage demain. Incroyable !

Une éclaircie, nous partons chercher du matériel laissé en arrière au col. Je veux rapporter le pied, la longue focale et des cassettes. Lente montée, en suivant la trace de Bernard, qiu ouvre un chemin plus sur le côté. A vide, le champ de crevasses se passe beaucoup mieux. La pluie a fait fondre la neige de l'autre jour, et les passages sont ainsi plus sûrs.
Au col, un animal est venu jusqu'ici, pour renifler nos affaires. De grosses pattes dans la neige. Nous pensions que c'était un renard, mais Bernard penche plutôt pour un puma !
Nous faisons les charges, sans franchement les répartir. Cà me met les boules… Je me retrouve avec le pied, les batteries, les piles lithium, 16 cassettes HD, 10 K7 DVCam, plus mon matériel de jour.
Chargé comme un baudet, je reprends le chemin du camp, toujours encordé avec Christian. J'arrive éreinté au camp vers midi. Encore une demie journée de sherpa…
Petit break sous la tente, et nous repartons tourner des plans. J'ai la longue focale, le temps est gris mais dégagé, j'organise donc des plans de progression. Christian et Karine partent encordés dans le système de crevasses. Petites silhouettes au milieu du glacier. Mais très vite un "chubasco" arrive. Un "chubasco" c'est un coup de vent avec de la pluie glaciale. Nous continuons quand même à tourner dans la tempête de pluie. José m'aide à porter le pied et la longue focale. On se gèle. On se trempe (la salopette n'est pas étanche du tout). Au bout d'une heure et demie, nous rentrons au camp complètement rincés. Ce n'est pas drôle du tout. S'il fait mauvais demain, il a été décidé de descendre à la plage. Je pourrai ainsi récupérer quelques affaires du bidon. Mais cela va ajouter de la fatigue. Et puis il faudra aussi monter le carrotier de Bernbard… Je sens encore venir une journée sherpa ! Vivement les tournages sous les cocotiers !
Nous commençons à être sérieusement crasseux. Les tentes puent carrément. Je ne sais pas trop le genre de film que Christian veut faire. Il a changé trois fois d'avis. Il s'agissait il y a trois jours de tourner des plans raccord de leur future traversée de la cordillère. Aujourd'hui je sens qu'il voudrait bien tenter le sommet quand même, parce que Bernard, lui, pousse à passer la cascade glace (il tient à son carrotage à 2000). Christian est donc à humeur variable par rapport au film. J'ai l'intuition qu'il n'est pas très content de ce que nous faisons. En même temps il ne donne aucune consigne. J'avoue que je le laisse faire, le laissant dans ses questionnements, et ses indécisions.
L'objectif du sommet est pour moi un leurre total (très peu de chances d'y arriver, vu les conditions du glacier et le temps qui nous est imparti.). Je serais à sa place, je me concentrerais sur le réalisation du film, en posant clairement les choses. Au lieu de cela il soupire, et parle d'installer un camp plus en avant, au pied de la cascade. On va encore s'épuiser dans des portages interminables, en ratant potentiellement les créneaux de beau temps. Mais c'est à lui de voir, après tout.
José écoute son balladeur mp3 à côté de moi, après avoir lu la lettre de son amoureuse. J'ai laissé mon iPod à Punta Arenas, parce que le chargeur solaire était dans le bidon. C'est con, je risque de le récupérer bientôt !
J'arrive à écrire sans problème ce carnet de route. Par contre impossible de me concentrer sur une autre histoire.
Vers 17 heures, nous essuyons un nouveau "chubasco", cette fois ci bien plus violent, avec des fortes rafales de vent qui secouent la tente. La dépression me semble bien installé à vrai dire.
Je finis par tomber dans un sommeil relatif. Je peine à me réchauffer, pourtant j'ai un duvet North Face - 28° !! Mais c'est à cause de l'humidité, terrible. José dit que c'est le principal problème, ici, en Patagonie (combiné avec celui du vent). Je suis assez d'accord. Ce sont les bruits de casserole de la tente voisine qui nous réveillent. Il nous faut cuisiner. C'est à dire faire chauffer de l'eau dans l'abside de la tente, car il pleut toujours dehors. La gamelle se renverse une première fois, puis nous finissons par déguster notre riz lyophilisé, accompagné de deux mugs de thé. La pluie s'est arrêtée pendant le repas, mais voici qu'elle reprend au moment où nous devons effectuer notre sortie "technique" avant la nuit… Gasp !

ultima09

Mardi 14 Mars

Je viens de passer ma première bonne nuit au camp de base glacier. Il faut dire que j'avais retrouvé mes chaussons en fourrure polaire bien secs, donc pas froid aux pieds, et mes bouchons d'oreille, pour limiter l'effet du ronflement permanent de José.
Hier soir, quand je suis sorti pendant une courte accalmie, il y a eu un moment totalement magique : une trouée dans les masses de nuages, qui permettait à la lune de donner comme un coup de projecteur sur le glacier qui nous domine. C'était magnifique.
Il a neigé toute la nuit, et ce matin il pleut. Le plafond est très bas. La visibilité n'est pas bonne.
On se raconte nos vies, avec José. Il me parle de ses études de glaciologie, de sa volonté de se spécialiser en imagerie satellitaire, du symposium de Punta Arenas pour la préparation de l'Année Polaire Internationale en 2007. Il me parle de Santiago, de sa copine qui fait un master d'écologie, en travaillant à Coihaïque.

Je lui raconte deux ou trois histoires, ma virée en Antarctique. Nous parlons de météo, de voyage, d'écologie, d'histoires de couples…
Parfois j'ai l'impression que le temps s'est arrêté. Les heures passent. Sans qu'on s'en aperçoive vraiment.. Il faut un temps fou pour se faire à manger. Nous glandons dans les duvets. Sans rien faire, mais sans pour autant s'ennuyer. Etrange.
Il faut dire que mes pensées divaguent, sans stress, entre le passé et l'avenir, en écoutant au présent la douce musique de la pluie sur la toile de la tente. Blottis dans le duvet, il est 10h30, et je n'en suis toujours pas sorti ce matin. Pour quoi faire ? Ma salopette et mes chaussures sont trempées. Dehors il pleut.
Midi. Sortie "technique", puis je vais chercher de l'eau, profitant d'une courte accalmie. Christian pensait descendre chercher le carrotier à la plage, je lui dis qu'il faut que je descende moi aussi, mais que nous ne sommes pas sûrs que le bidon soit là! Avec les conditions de météo, le Cabo Tamar n'arrivera peut être que demain. De toute façon il est trop tard pour descendre aujourd'hui. Ou alors il faut dormir en bas. Cela veut dire descendre le matos de bivouac… et risquer de rater un créneau de tournage précieux s'il fait beau demain matin.
Je regagne la tente où nous pratiquons avec José le deuxième sport national de Patagonie : manger. (le premier étant attendre ! Le troisième : dormir !!).
La pluie redouble de force en début d'après midi, pendant que nous palabrons de choses et d'autres sous la tente : Patagonie, télévision, internet.
Sieste - somnolance toute l'après midi.
Vers 17 heures,  nous essuyons une grosse radée, avec une forte rafale de vent, durant une demie heure, qui transforme la moitié de notre tente en piscine. Les matelas sont mouillés, le bas des duvets aussi. En fait, nous avons un vieux modèle de tente North Face, qui n'a pas d'abside des deux côtés. Nous avons mis l'entrée sous le vent, donc l'autre côté est au vent : la pluie traverse donc facilement les deux épaisseurs de nylon qui viennent se coller l'une sur l'autre pendant les grosses rafales. Nous sommes trempés. Je mets le bas de mon duvet dans un sac poubelle. D'ailleurs presque l'intégralité de ce que nous avons est dans des sacs poubelles. On se croirait dans une déchetterie. J'ai parfois le sentiment que nous sommes en position de survie. Pourtant il suffit de passer le col, et en trois heures de marche nous pouvons rejoindre le fjord.
Pour le moment, je bricole avec une couverture de survie une protection contre la pluie, glissée entre la tente et le toit, et nouée aux arceaux par les quatre coins. Protection réellemeent efficace, comme nous pouvons le constater très vite, à la rafale suivante.
Préapration du repas du soir : noodles, agrémentées d'un peu de saucisson.

Puis courte accalmie : nous nous jettons dehors pour une deuxième sortie du duvet de la journée : sortie technique, entre deux rafales de pluie qui se transforme presque à nouveau en neige ce soir.
En dix jours maintenant passés dans la cordillère, nous avons eu deux demi journées sans pluie…

ultima11    ultima12

Mercredi 15 Mars

Il y a eu un petit moment de répit cette nuit, mais ce matin çà continue de plus belle. Mélange pluie neige, terrible. La visibilité est mauvaise, on ne voit plus les montagnes aux alentours, seulement la plus proche.
Lever à 7 heures, nous abandonnons l'espoir de descendre faire un portage plus bas : il faudrait prendre le carottier et j'en profiterais pour récupérer mes coques plastiques sèches ! Mais les conditions sont trop mauvaises, le col est dans le brouillard, et cela représente une grosse journée de marche sous la pluie. La situation météo me semble bien installée. Le mauvais temps peut encore durer plusieurs jours. Il me semble dorénavant impossible d'espèrer le sommet : là haut il neige, et la cascade de glace doit être une vraie série de pièges.
Chrisitna et Kartine se sont fait mouiller cette nuit. Ils tirent des plans sur le planning des prochains jours. Je sens qu'il est à deux doigts d'abandonner, de limiter la casse. Je pense, en regardant le calendrier, qu'il est temps de se replier tranquillement, dans des conditions crrectes. Si la limite pluie neige s'abaisse de deux cents mètres, les portages de retour vont être un enfer. Christian prévoit d'appeler Jorge à midi pour faire le point. L'attente reprend dans notre tente. Avec la couverture de survie, nous avons limité relativement les dégâts cette nuit. Nous passons l'intégralité de notre temps dans le duvet. Nous mangeons dans la tente. Il faut juste parfois sortir faire ses besoins, et remplir les bidons d'eau dans la petite bédière, qui - une chance ! - coule toujours.
Nous commençons, José et moi, à rêver d'asado, de cerveza, et d'autres menus plaisirs apportés par les nourritures terrestres du monde civilisé. Je suis sorti vers 10h30, faire caca dans la crevasse.
Puis je  tape un peu les piquets des tentes avec le piolet (l'abblation est très forte, les piquets remontent à la surface de la glace). avant de filer me réfugier dans la tente de Bernard et Marcello. Karine est là aussi. Cà fait du monde ! Les pieds dans les duvets, nous papotons (internet, blogs, changement climatique, et autres sujets). Nous nous amusons ausssi à nous dessiner mutuellement, sur le cahier à dessins de Karine. Vers 12h30 je rejoins José dans notre tente. Casse croûte de midi, pendant que la pluie augmente à nouveau, et maintenant des rafales de vent.
On se demande d'où peut venir toute cette eau. Sur la face oueest de la cordillère, il a été relevé jusqu'à 9 mètres de précipitations en eau par an (on est proche des records mondiaux), ce qui - converti en neige - représenterait 70 mètres…
Si le temps continue comme cela demain, il faudra prendre de grosses options, à la fois par rapport au programme, et aussi par rapport au film… Je passe l'après midi à dessiner les plans d'une future maison.
Tous les jours vers 17 heures, il y a une série de rafales de vent monstrueuses, qui nous obligent à aller replanter les piquets des tentes, qui s'arrachent. Par contre, accalmie au niveau de la pluie. J'en profite pour faire une série de plans de montagne, et du camp malmené par la pluie de ces derniers jours. Les sommets sont plâtrés par quantité de neige fraîche plaquée sur les faces rocheuses. Dans le ciel, il y a des dégradés de gris fabuleux. Le vent nous glace en quelques minutes, j'ai les pieds gelés, et il me faut une bonne demie heure pour les réchauffer à nouveau dans le duvet.
18 heures. Les fortes rafales continuent. Tout à coup les deux piquets de notre tente côté au vent s'arrachent, la toile se couche sur nous. On se redresse pour s'opposer au vent, à l'intérieur de la tente. Le vent forcit encore. La toile claque. Je me plaque au sol, pour maintenir la tente pour ne pas qu'elle s'envole, pendant que José bondit dehors pour tenter de raccrocher la tente. C'est la guerre pendant un bon quart d'heure. Je suis dos contre la toile, le vent s'engouffre sous le tapis de sol et me soulève. José piquette les cordelettes avec les piolets, en luttant tant qu'il peut. Pendant ce temps, Christian enregistre à l'anémomètre des rafales à plus de 100 kilomètres à l'heure. A un moment donné, un arceau de la tente casse net, tout s'écroule. C'est le binz total dans la tente, dont l'abside s'est arrachée entre temps. La casserole s'envole dans une crevasse voisine, en rebondissant sur le glacier. Je me jette suer les affaires en vrac, pour empêcher qu'elles ne s'envolent. C'est fini, nous venons de perdre notre tente. Il faut se replier. C'est le branle bas de combat. Nous rassemblons les affaires en hâte. José file chez Marcello et Bernard, je rejoins Karine et Christian. Nous démontons ce qu'il reste de la North Face dans les rafales, et la jetons dans la tente caméra (une petite tente une place). Petit à petit tout rentre à peu près en ordre. Nous sommes maintenant trois par tentes deux places… Le vent continue par fortes rafales à nous signaler qu'il est maître ici. Un vent que les indiens de la côte vénéraient, en dieu qui démolissait tout sur son passage en dévalant les montagnes…

ultima06

Jeudi 16 Mars

Vacation Irridium à 6 heures ce matin, avec la France. Il a plu toute la nuit, il y a une petite accalmie ce matin. Nous sortons replanter les piquets des tentes et faire nos besoins. Nous envisageons d'aller tourner des plans dans les crevasses, pendant que Marcello et Bernard attaquent la cascade. Mais la pluie reprend de plus belle… Liaison avec le prévisionniste météo de l'aéroport de Punta Arenas. qui nous annonce une "trouée" cette après midi., puis ensuite deux jours de pluie… Marcello a trouvé par hasard comment recharger l'Irridium avec le petit panneau solaire de Christian. C'est une bonne nouvelle. Point avec la prod, puis on arrive à joindre Aurora, qui nous dit que le Cabo Tamar part ce soir pour la Bahia Brooke, et va pêcher dans le secteur en nous attendant. C'est aussi une pas mauvaise nouvelle…
A 14 heures, effectivement !, la pluie s'arrête. Branle bas de combat. Nous partons faire des plans de progression dans le labyrinthe des crevasses situé juste au dessus du camp, en direction de la cascade de glace. Bernard et Marcello sont partis un peu plus loin sur le glacier. Je suis encordé avec José, et nous filmons Christian et Karine qui avancent dans le dédale des séracs. Série de plans avec des lumières différentes, car elle change tout le temps. En fin d'après midi, retour au camp. Le temps s'éclaircit carrément tout à coup, le soleil couchant illumine les montagnes environnantes. C'est de toute beauté. La température chute d'un coup. En face, le Mont Yagan émerge d'une couche de brume accrochée à mi-pente. Pas de vent. On se croirait en haute montagne dans les Alpes. Sauf ce silence total, tout à coup. Juste le bruit du stylo qui gratte le cahier. Une belle nuit en perspective.


ultima05

Vendredi 17 Mars

Il a neigé une bonne partie de la nuit. Une neige plutôt légère, qui se transforme en neige mouillée ce matin. Environ 15 cms. La visibilité est de quelques dizaines de mètres, puis s'améliore un peu. Les crevasses sont piégeuses désormais. Petite déj dans le duvet, puis je remets les chaussettes mouillées, les chaussures mouillées, pour aller faire le point question matériel. Déneigement de la tente matos. La caméra fonctionne toujours. Préparation de la caméra, et je sors tourner une séquence sur le camp dans le mauvais temps. Beaux plans d'ambiance des tentes sous la neige, et de l'équipe qui émerge. Puis nous tournons quelques plans de progression de Christian et Karine, dans le grand blanc, au milieu des crevasses, à quelques pas du camp. Le matériel est chargé de neige, je peine pour conserver l'optique et le viseur hors d'eau.
On se réfugie à 6 dans la tente de Bernard, Marcello et José !!! Discussion sympa. Café. Thé. La neige n'arrête pas de tomber. Ils annonçaient des précipitations pour aujourd'hui et demain. C'est exactement ce qui est en train de se passer pour le moment. Vers midi, on regagne notre tente, pour se faire un gros casse croûte. Il neige toute l'après midi, et vers le soir, (18 ! comme d'habitude !) il y a une accalmie. Le ciel se dégage pendant une heure, le temps de faire le point avec les autres. Si la météo ne s'améliore pas demain, on commence à lever le camp.
Repas du soir. Pâtes, avec cubes de saucisson, et un mug de thé brûlant. Je me glisse dans le duvet, incroyable refuge. Quelle bonne sensation de sentir les pieds se réchauffer pour la nuit ! Sur la toile de tente, le grésil a recommencé sa petite musique soporifique.

ultima10

Samedi 18 Mars

Quand les fermetures éclair commencent leur va et vient, il ne neige pas dehors. Le ciel est un beau dégradé de gris. On voit à nouveau, juste en face, le mont Yagan, totalement plâtré, comme tous les sommets alentours. Il a beaucoup neigé en altitude. Il est évident qu'il est impossible d'aller plus en avant. Les conditions sont même pires que lorsqu'il pleuvait : les quarante centimètres de neige ont même commencé à remplir les crevasses, à faire des ponts de neige fragiles. Cà va même être chaud pour remonter au col. La météo annonce une accalmie en milieu de journée, et ensuite de nouveau des précipitations. Bernard, José et Marcello lèvent le camp. Ils prennent toutes leurs affaires, la tente déchirée, et j'arrive à leur placer quelques charges de matériel cinéma. Ils vont descendre jusqu'au camp de base "mer". Le Cabo Tamar, d'ailleurs, devrait être là…
Nous filmons le pliage de la tente, et leur départ. Très chargés, ils montent tout doucement vers le col.
Puis je tourne une scène de dessin avec Karine, assise sur son casque, dans la neige, au milieu du grand blanc. Beaux plans de dessin à l'encre, puis aquarelle. Nous finissons juste à temps, au moment où les premières vagues de flocons déboulent. Le répit est terminé.
Christian est parti au col, faire un premier portage.
On se réfugie sous la tente. Discussion sur le voyage, l'ouverture au monde. Christian revient. On dessine. Je fais le mandala. la mandala du Marinelli. Il neige toute l'après midi, de la neige mouillée, puis de plus en plus froide. Le cliquetis soporifique des flocons sur le nylon m'assoupit.
Vers 18h, il y a un moment d'accalmie (comme presque tous les soirs). Je sors de la tente, et pendant une petite demie heure c'est un moment totalement magique. La poudreuse a recouvert toute la montagne. Le ciel est tout à coup totalement dégagé. Le Mont Yagan et l'autre sommet plus au nord sont illuminés par le soleil couchant. Les glaciers ont retrouvé leur blancheur virginale. Quelques volutes de brouillard circulent à mi pente. Les faces rocheuses sont entièrement plâtrées par la neige fraîche. Le silence est absolu. Absolument aucun bruit. Une pause. Un arrêt sur l'image. Moment absolument magique. Demain nous partons. C'est notre dernière nuit en montagne. C'est comme si, pour nous narguer, elle avait voulu se montrer sous ses plus beaux atouts, une dernière fois.

ultima04

Dimanche 19 Mars

C'est le jour du départ. Nous levons le camp. Il a "neigeoté" toute la nuit, mais çà n'a presque rien posé. Par contre il fait plus froid. En fait ce matin il y a une grande éclaircie. On voit l'ensemble des sommets alentours, totalement recouverts de la neige des derniers jours. Une ambiance très hivernale. Nous plions le matériel. Il faut tout conditionner pour redescendre. Au soleil (!), nous essayons de tout faire rentrer dans trois sacs à dos. Il faut démonter les tentes au piolet, car les sardines sont coincées dans la glace. Tout est mouillé, tout est lourd.
Nous avons pris le chemin du col. La trace d'hier est effacée. Christian est devant, avec les raquettes, ensuite Karine en raquettes aussi. Je ferme la marche, en crampons. Nous sommes bien sûr encordés, pour éviter les crevasses. Les conditions sont mauvaises, il y a des ponts de neige fraîche qui couvrent les crevasses. Nous avançons très lentement, à cause du poids, et aussi parce qu'il faut faire la trace, entre les crevasses et les séracs. Une première fois, Christian passe à travers un pont de neige qu'il n'a pas vu. Bloqué par son sac à dos, il se rétablit. Nous continuons. Christian prend trop bas dans la pente, et nous nous retrouvons dans un système de crevasses supplémentaire, qui nous donne des déboires. Il va nous falloir trois heures et demie (!) pour rejoindre le col. Il fait chaud, car un rayon de soleil vient taper dans la combe. Puis froid sous le col, car le soleil est maintenant caché. Le vent se lève, et nous envoie la poudreuse dans le visage. Nous naviguons entre congères et crevasses, sur des ponts de neige. Trois fois, Christian va passer à travers des ponts de neige. Il faut sans arrêt sonder la neige devant soi. Heureusement, avec leurs raquettes, Christian et Karine déblaient un peu la neige. Nous finissons par rejoindre la trace d'hier, maintenant plus visible. Elle a l'avantage d'emprunter une route plus sûre. Juste avant le col, je passe à travers un pont de neige jusqu'à le ceinture. Bloqué par le sac, je me rétabli et nous continuons. Nous venons de passer le col, et descendons vers l'ancien dépôt de matériel. A ce moment là, le vent s'est levé assez fort, nous le prenons en pleine figure. Christian, une nouvelle fois, se fait piéger : il s'enfonce dans une petite crevasse en criant : il vient de taper le genou contre le rebord de glace, et s'est démonté la rotule. Je ne sais pas quelle allure a la crevasse, aussi j'assure Karine qui s'est rapprochée de lui, et qui est aussi tankée dans la neige profonde. Les sacs sont bien sûrs trop lourds pour faire toutes ces manoeuvres…
Christian ne dit rien. Je lui demande si çà va, il ne répond pas. En fait il diagnostique son genou. Après avoir réussi à se libérer de son énorme sac à dos, il dégage sa jambe et remet sa rotule en place ! Puis il repart en traînant son sac dans la neige. J'aide Karine à se dégager, et nous filons vers le fond du dépôt. Il n'y a plus de dépôt en fait. Hier, Bernard, Marcello, José et Christian ont tout emporté plus bas : plusieurs dizaines de mètres cubes de glace se sont détachées et sont venues s'écraser à quelques mètres du dépôt !!! José arrive, dans les rafales de vent, et nous filons vers sa petite station temporaire de météo. Nous tournons une scène où il démonte la station. Puis nous reprenons la route vers le bas du raidillon, et l'énorme bloc situé au haut du premier glacier. La descente du raidillon est difficile car la neige a recouvert le pierrier de schistes. Au gros bloc, je me déleste d'une partie du matériel : en fait j'avais deux sacs à dos… Je laisse le grand sac étanche avec la caméra, et deux batteries, deux cassettes, et je repars avec le sac Lowe hyper chargé avec mon matériel perso, et des cassettes, des batteries, et des piles lithium.
Le premier glacier est juste recouvert de 10 cms de neige, et la trace est longue et fastidieuse. Enfin nous enlevons les crampons. Le cairn, où je récupère à nouveau (une dernière fois) les bottes, et la longue descente dans la moraine, puis les parties de forêt, et enfin les longues pentes de mousse et de tourbe, les arbustes, la forêt, et enfin le camp de base mer. J'arrive à 17 heures sur la plage, après 8 h 1/2 de marche chargé comme un baudet.
Effondré très vite sous la tente de Bernard, étonnamment sèche, et à l'atmosphère beaucoup plus chaude que ces derniers jours (il fait 6 degrés au niveau de la mer, alors qu'il faisait - 5°C à 650 mètres, au camp de base glacier.
Nous commençons à retrouver quelques signes de civilisation. Marcello m'offre… une bière !, qu'il avait apporté pour chacun, dans son sac.

Lundi 20 Mars

Dernier petit déjeuner sous les bâches chinoises, les pieds dans la boue glacée. Marcello a ouvert son talkie quand il a entendu un bruit de moteur : le Cabo Tamar est à l'approche ! Nous filons sur la plage : çà fait bizarre de voir le bateau approcher. Zodiac. Christian et moi montons à bord. Ils ont apporté le bidon ! Tout est dedans. En fait nous disons que le projet de traversée est annulé, et que nous rentrons tous. Il reste un dernier portage à faire, depuis le bloc, au sommet du premier glacier. Christian a mal à son genou, Karine doit remonter pour qu'on tourne une scène avec les dragons. Bernard et Christian restent en bas pour plier le camp. Finalement José aussi… Marcello se prépare. Je monte à vie, un vrai bonheur, même si j'ai encore beaucoup de courbatures de la journée d'hier. Au cairn, j'attends une demie heure les autres, puis je file par le glacier avec Karine. Longue montée jusqu'au gros bloc. Il se remet à pleuvoir. Nous filmons la scène où Marcello et Karine trouvent un dragon sur la neige. Puis on se répartit les charges. Je descends le sac caméra, ainsi que la longue focale, dans sa valise Pelicase. Sous la pluie, le regard sur la trace, les yeux à ras la capuche, je marche presque en automatique vers le bas, vers la mer. Au cairn, je laisse les autres (Karine descend tout doucement). Je file seul sur la moraine, puis je m'amuse à essayer de reprendre exactement le même itinéraire que ce matin. Il faut assurer chaque pas. J'ai mal au dos, aux jambes, aux genoux. Les bâtons télescopiques sont indispensables avec de telles charges. Au dernier petit col, au sommet de la dernière grande pente, on voit le Cabo Tamar, à l'ancre dans la baie, et le Zodiac qui fait des aller retour en chargeant les affaires. A 17 h, j'arrive sur la plage, épuisé. Nous chargeons tout, en attendant Karine et Marcello. Tout le matériel est chargé un peu en vrac sur le bateau, qui va se mettre à l'ancre juste en face, derrière une petite île pour la nuit. Il se remet à pleuvoir fort quand nous nous réfugions dans la cabine. Une douce chaleur nous envahit.
Alessandro a préparé un repas incroyable : cebiche, soupe, viande en sauce avec riz et dessert. Le tout accompagné d'un Syrah chilien de bonne augure.
Quel bonheur de s'allonger à poil dans un vrai lit. Le bateau est silencieux et immobile. Le lit est sec et doux. Demain c'est le voyage de retour vers Punta Arenas, que nous devrions atteindre (Bahia Mansa en fait) vers 17 heures, si les conditions de mer sont bonnes.


ultima13

Mardi 22 Mars

Quand le moteur du Cabo Tamar se met en marche, je suis dans un sommeil léger du matin. Pas de pression ce matin. Je sens ce début de décompression de fin de tournage. Quand j'émerge en cabine, il y a cette lumière australe fantastique. Nous naviguons dans la Bahia Brookes. Le Cabo Tamar fait route vers Punta Arenas. Nous nous éloignons doucement de la Cordillère, des glaciers. Immenses cascades de glace qui descendent, immobiles, vers le fjord. Lents travellings sur la forêt.
Pendant deux heures, il fait beau. Puis un grain arrive. un de ces "chubasco" que nous connaissons bien. Don Jorge décide de faire demi tour pour aller s'abriter dans une petite crique bien au calme. Nous ancrons pour laisser passer l'averse. Hier soir ils annonçaient au large une houle de 5 à 7 mètres. Le Cabo Tamar serait une bien frêle coquille de noix dans ces conditions.
Vers 15 heures nous repartons. Alessandro me laisse barrer. Le ciel est entièrement occupé par un système nuageux complexe, dans lequel le soleil se cherche un passage, pointant d'un doigt de lumière quelques points à la surface de l'eau. La mer a ces reflets métalliques que j'aime tant. C'est un moment agréable, à barrer dans cette petite houle. Don Jorge, silencieux, est appuyé contre le montant gauche de la cabine. A droite Alessandro, caché derrière ses lunettes de soleil, mâche son éternel chewing gum, en faisant de temps en temps un petit signe du doigt pour indiquer les changements de cap. Les mains posées sur la roue en bois, je garde le cap au maximum, en anticipant l'inertie du bateau dans les vagues. Le vent vient faire claquer l'accastillage. Maintenant les dauphins sont venus nous accompagner. Ils jouent autour du bateau. Au loin les sommets enneigés dominent ces immenses portions de forêts primaires. C'est beau. Deux arcs en ciel se font la course.
Une boucle se termine. Il y a 22 ans, je naviguais dans ces eaux, à bord du Rio Cisnes, ferry qui assurait la liaison entre Punta Arenas et Puerto Williams. C'était le dénouement d'une immense aventure. Je garde très clairement en tête les images de navigation dans le canal de Beagle. Au petit matin, nous longions justement la cordillère Darwin, petit bout de terre inexplorée. Je me disais à ce moment là que j'y reviendrai un jour… Puis, à l'avant du ferry, couché à l'avant sur le "pont levis" que le capitaine avait abaissé à l'horizontale, nous regardions les montagnes se refléter dans le miroir parfait du canal de Beagle, exceptionnellement calme ce jour là. Je garde en tête cet orque, venu percer la surface ce matin là. Nous l'avions suivi pendant plusieurs minutes. C'était comme un cadeau. Puis il est reparti dans les profondeurs du canal. Une boucle se termine. Dans mon journal de bord de l'époque, j'écrivais qu'il était fantastique de vivre des choses pareilles, mais qu'il était frustrant de ne pouvoir les partager. J'aspirais à une rencontre, à un partage équitable de ces émotions, de ces sentiments. Dans ces mêmes eaux aujourd'hui je navigue. Etrange symbole, je barre aujourd'hui le bateau. Comme si, tel un accomplissement, j'avais trouvé une route, un chemin. Quels enseignements tirer d'une expédition de la sorte ? Les même leçons de sagesse qu'apportent les voyages. Une sorte de bon sens retrouvé. Un équilibre structurant. Relativiser. Prendre du recul devant les difficultés. Anticiper, bien sûr, pour des questions de vie et du survie, mais ne pas se laisser déborder par l'ampleur des tâches à accomplir. Hiérarchiser les problèmes. Et puis, au quotidien, attaquer les questions les unes après les autres, profiter, optimiser chaque petite seconde, chaque petite parcelle de plaisir qui nous sépare du grand saut. La vie est si belle, et en même temps si fragile !

=:-)



nsf01