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La Trace
"Dans les déserts de pierre des montagnes, il existe un curieux
négoce : on peut troquer l'incertitude de la vie contre la
béatitude de l'instant".
MILAREPA
Intro
Ils étaient là, ils me regardaient.
Bien sûr, ils m'avaient vus bien avant que je ne les vois.
Trente deux bouquetins. Oui, trente deux. En train
de se chauffer au soleil, sur cette arête sud du Veymont. Ils me
regardaient, tranquille, en train de bartasser dans la neige profonde.
Les hommes…
Il y a toujours une zone de neige profonde en
montant au pas des châtons. On est sous le vent d'une sorte
d'épaule, et quand le vent retombe, çà pose des
quantités de neige… Je monte régulièrement,
en essayant de me vider la tête. Raté !
Flash back sur la matinée.
Ce matin, il faisait un petit moins quinze sur le
parking, au moment d'enfiler les gants. On supportait le t-shirt, comme
disait un ami. Il y a eu cette montée dans les hêtres,
à chercher les appuis maximums, à mettre la pompe au bon
rythme, celui qui va faire durer le plaisir. Puis la vision des hauts
Plateaux depuis les crêtes du plateau de Beurre. Cette
entrée fantastique dans un territoire unique et
préservé.
Au pas des écondus, il y a toujours une sorte
d'effet venturi avec l'air du Nord. Mais dès qu'on
s'éloigne en direction de Pré Peyret, le vent se calme,
on est un peu à l'abri. Il y a cette clarté de l'air, on
peut voir du Ventoux au Mont Blanc, et jusqu'au Massif Central. Je suis
parti sans but précis. Le pas des Econdus est comme chaque fois,
cette sorte de porte, cette ouverture. L'entrée dans un
territoire unique, protégé. Maintenant, je peux aller
où je veux.
Ecole d'endurance
Chaque lieu peut être rattaché à
une histoire, aussi et surtout à un personnage. Chaque fois que
j'y passe au Pas des Econdus, je me souviens. Je cherche bêtement
l'endroit où Edmond s'est effondré là, sans vie.
Sur cette pierre, qui maintenant dépasse à peine de la
neige ? Au pied de ce pin, là bas ? Ou contre ce petit talus, le
visage tourné vers Plautret ?
Edmond Bellier. Mon premier patron. Je travaillais
comme guide à la Grotte de la Draye Blanche. Mon premier boulot
d'été. A dix sept ans, j'emmenais les touristes à
la découverte du monde souterrain. Edmond, et son immense
sourire qui éclairait son visage. Je le revois derrière
ses fourneaux, en train de touiller quelque plat qui mijotait sur le
fourneau en inox. Il trempait une cuillère en bois dans la
marmite, et je venais goûter cette légendaire sauce
à la menthe qui accompagne les truites du restaurant Bellier,
à La Chapelle en Vercors. Je le revois la clope au bec, en train
de retourner trois pierres à la Draye Blanche, guettant le
courant d'air magique qui nous ferait découvrir le cours
souterrain qui draine le plateau de Vassieux. J'y croyais. Nous y
croyions tous. Edmond était cette force de la nature. En 1956,
il participe à l'exploration mythique du gouffre Berger, le
premier - 1000 de la planète.
La spéléologie vous apprend la ténacité.
Pour une raison toute simple : on finit par la remontée. Il faut
savoir persévérer, absorber tous les obstacles, pour
ressortir à l'air libre. En montagne, on peut souvent faire demi
tour, et la vallée n'est pas très loin. La
spéléo, c'est autre chose. Chaque mètre de corde
qu'on laisse filer dans le descendeur dans les puits, il va falloir le
remonter… C'est une formidable école d'endurance.
Très peu de traces aujourd'hui. J'ai
quitté les dernières juste en remontant en direction de
Pré Peyret, en coupant un peu plus au nord. Cette fois ci, c'est
le manteau neigeux immaculé. La neige porte. Elle est couverte
de poudreuse, et de quelques centimètres d'aiguilles de givre,
du brouillard des jours précédents. On dirait de
l'aragonite, tellement ces cristaux sont développés,
riches de formes et de complexité. Je me couche à plat
ventre pour les regarder de près. C'est sublime.
Je file à travers Varême, et ces
grandes étendues ouvertes, à grands pas de patineur,
profitant de la moindre petite descente à travers les arbres.
Puis je traverse en direction de l'Est.
Long travelling jusqu'aux prairies immaculées de la Grande Cabane.
Vers dix heures, après quelques virons pour
aller voir quelques scialets sur Varême, je suis à la
Grande Cabane, assis contre le mur du sud. Il y a ce silence absolu.
J'adore les hauts plateaux aussi pour cette raison, c'est un endroit
incroyablement silencieux. Pas de cours d'eau, peu de bruit de
vallées quand on reste vraiment sur les plateaux proprement dit.
Seulement quelques ronronnements d'avion, depuis qu'ils ont revu, il y
a quelques années, la carte européenne des couloirs
aériens. Mais il y a quand même beaucoup d'heures calmes.
J'adore ce silence. Ce bourdonnement. J'aurais pu m'endormir,
réfugié dans ma polaire. Mais je n'avais pas envie
d'avoir froid. Je suis reparti à petite allure.
Une histoire de geste
Comment décrire ces sensations ? C'est
finalement quelque chose de très personnel l'expérience
qu'on peut avoir de ce genre de randonnée. Un sentiment
étrange d'appréhender quelque chose de très fort,
et en même temps, un truc qui file entre les doigts. La
lumière change imperceptiblement, on file d'un vallon à
l'autre, les paysages changent en permanence, et puis le soir arrive,
et on a le sentiment qu'on ne connaît rien de ce pays, qu'une
journée s'est envolée sans qu'on puisse la saisir. Un
plan sauvage, qu'on croit connaître, qu'on redécouvre
à chaque fois. Et puis tout s'arrête. Et alors on a envie
d'y retourner.
C'est beau d'être seul aussi parfois dans ce
genre de plan. Ce qui me plait, c'est le sentiment d'être en
accord parfait avec ce monde qui m'entoure à ce moment
là. Rude, froid, mais magnifique. La bonne allure, les bonnes
directions, le bon équipement. Ni trop froid, ni trop chaud.
Juste ce qu'il faut dans le sac. Les bonnes ressources physiques pour
faire le "programme". Adaptation totale. Transparence. Alors on peut
avancer comme cela pendant des heures, il me semble.
Quand les conditions de neige sont bonnes, tu
arrives à un certain moment où le geste est en accord
parfait avec le terrain. Tu es en osmose. C'est un point focal
où se rassemblent tous ces paramètres. Un pur bonheur. La
sensation d'être parfaitement à sa place. Un concept
difficile à définir. Bien sur, un truc que tu n'atteint
que très rarement. Mais quand tu es dedans, ouah, c'est
dément. Une sensation de glisse époustouflante. Je
m'enivre du rythme crée par ce mouvement hypnotique. Au bout
d'un moment, tu arrives à une sorte de "nirvana". C'est vraiment
bien. Bon, çà ne dure pas très longtemps, parce
qu'après tu fatigues, et ensuite, les paramètres foutent
le camp, et tu ramollis. C'est fini, jusqu'à la prochaine fois
peut être ? Une drogue…
Je me souviens d'une course sur les hauts plateaux.
J'étais parti en short, avec un t-shirt. Un petit parcours
improvisé, de source en source, pour ne pas avoir à
porter de gourde. Total zen ! J'étais bien ! La
température était parfaite ! Quand j'ai pris le
deuxième souffle, j'ai senti que çà allait
être un grand moment. J'ai couru pendant 20
kilomètres… Je me rappelle encore aujourd'hui des
sensations extraordinaires de cette journée. Cette piste de
gravier et de sable dans la grande forêt de sapins, puis ces
pelouses. Les sentiers le long des barres rocheuses. La vue sur les
alpes, de l'autre côté. Au loin, j'entendais les cloches
des troupeaux. Je courrais à la parfaite vitesse du terrain, de
mon corps, de tout. J'étais vraiment "dedans". J'avais
l'impression que je pouvais courir pendant plusieurs jours ! En fin
d'après midi, je courais dans la belle lumière orange du
soir. Tout devenait de plus en plus beau. J'étais totalement
heureux. C'était en Juillet 1986.
L'incertitude
Les Hauts Plateaux sont bien sûr une expérience proprement individuelle.
C'est dans ces moments là aussi où on
se retrouve face à soi même. J'ai alors l'impression de
trouver en moi une force incroyable. Une sorte de voix
intérieure. Je pense tout fort. Je pourrais presque parler
à voix haute dans la montagne. Cette voix, c'est moi, mais du
dedans. Pas seulement les incessantes questions qui travaillent
l'esprit. Mais aussi une série d'évidences qui s'impose
progressivement à moi. Je laisse glisser le temps. Je respire
fort, je prends conscience de toutes les choses qui m'entourent, et
petit à petit, le calme revient. Un calme intérieur.
Très profond. Très "puissant". Ce sont en fait aussi des
techniques et procédés du yoga. La prise de conscience du
monde… Je crois que cela m'aide aussi beaucoup dans mon travail.
Une prise de distance, un recul terrible. C'est aussi l'histoire du
spectre large. C'est une technique qui ouvre l'esprit de manière
incroyable, mais qui est en même temps parfois un peu
déroutante, car elle emmène loin. En fait, ce n'est pas
un technique, c'est une évidence, une manière de voir et
percevoir les choses et le monde en général. Il faut
juste ne pas avoir peur de cette approche à ce moment là.
Assumer cela pleinement. Je pense à moi en ce moment, là
au présent, et aussi à l'humanité toute
entière dans le futur… Alors, bien sûr, c'est une
sorte de vertige, mais cela met en même temps tout en perspective.
C'est ce genre de choses que je veux faire partager
aux gens que je rencontre. La beauté du monde. La largeur du
spectre est déstabilisante. Il est difficile de trouver cet
équilibre… Devenir un spécialiste, c’est
tellement rassurant… Assumer la complexité, c’est
renoncer à la facilité. La vraie question, c’est
d’être "là".
Quand je redescends dans la vallée, j'ai une
sorte de sérénité. Je crois que plein de gens
ressentent çà, mais ne l'expriment pas. C'est ce
qu'apporte la nature. Parfois de simples situations parviennent
à te faire rentrer dans cet état d'esprit, dans cette
"supra conscience".
C'est sûr, il y a des jours où
l'incertitude est un fardeau. Elle est pourtant la rançon de
notre liberté. Où vais je ? A quoi tout cela sert-il ?
Bien sûr la vie n'a pas de sens. Il faut seulement s'accommoder
de cette incertitude. Et quand tu comprends cela, tu commences à
être tellement fort ! Tu peux courir dans les montagnes pendant
des heures ! Tu peux regarder quelqu'un droit dans les yeux et partager
ces incroyables moments de bonheur. Fragiles, parce qu'uniques ! Plus
que jamais, il nous faut être capable de partager le
présent. Pas en s'enfermant dans des attitudes trop
égoïstes. Plutôt en aimant, et en sachant donner.
Vivre fort. Vivre vite ! On réalise toujours quand ils
disparaissent comment nos proches étaient importants dans notre
vie. Je veux dire qu'on ne dit jamais assez à ceux qu'on aime
qu'on les aime…
La liberté de se perdre
Je repense à tout çà en passant le pas des chatons.
"Pendant l'action, l'esprit se repose…" disait Confucius. T'as raison, mon gars…
Les bouquetins sont toujours là. Oui, je les
recompte, il y en a trente deux. Et maintenant, je vois aussi cinq
chamois qui se promènent dans les barres rocheuses.
Le pas des chatons… Je me revois en 1970, la
première fois où je suis monté au sommet du Grand
Veymont. J'avais dix ans. Je me souviens très bien que ce jour
là, juste en dessous du pas des châtons, il y avait une
deux chevaux garée, pas loin du scialet. Une autre époque
! Mes parents marchaient déjà beaucoup. Ce sont eux qui
m'ont fait découvrir les hauts Plateaux. Ils continuent d'y
traîner les guêtres. Moi aussi. On était
monté par le pas des chatons, redescendus par le pas de la
ville. A l'époque, on se garait à la Fontaine de Gerland.
Puis, plus tard, le début des ballades en
solo, et la spéléologie. Les prospections interminables
sur les lapiaz des Erges et du Purgatoire. Les explorations au coeur de
l'urgonien. Ces bivouacs sur les lapiaz. Ces moments de fatigue
absolue, éprouvés sous terre, quand on s'endort, au bout
de vingt heures d'exploration, le visage contre le rocher, contre cette
calcite froide, mais amie. Cette odeur mêlée de terre et
de carbure d'acétylène…
Le Purgatoire… L'endroit idéal pour
s'abandonner, ne pas laisser de traces. La liberté de se perdre.
Tous ces moments passés sur les hauts plateaux, à
naviguer entre lapiaz et prairies ! S'amuser à courir d'une
dalle à l'autre, sans écraser la moindre herbe, sans
casser une brindille ou une branche. Et aussi ces grandes promenades
dans les bois à l'automne, à marchant dans les feuilles
mortes des fayards sans faire de bruit ! Impossible challenge.
Ces orages furieux du mois d'Août sur les dalles de lapiaz.
Quand on regarde passer la boule de feu de la
foudre, qui court d'un rocher à l'autre. Couché sur le
dos pour diminuer les chances de se faire griller. La pluie
fraîche qui frappe le visage. Ou alors réfugié dans
une petite baume secrète, au milieu des Erges, glissé
dans le duvet, à regarder tomber la nuit en grignotant trois
biscuits secs.
J'aime le minimalisme de ces paysages. L'odeur du
calcaire mouillé par l'orage, des plantes rafraîchies par
la rosée du petit matin, le mouvement du brouillard qui vient
envelopper les crêtes, ont structuré mon corps tout
entier, ont développé mes sens, mon odorat, mon toucher,
ma vue. Les petites modifications dans le paysage, les traces des
animaux dans la boue du sentier ont bâti mon esprit curieux,
déducteur, se nourrissant du moindre mouvement d'air, de la
petite brise thermique de fond de vallée, qui monte au lever du
soleil.
Pour l'instant, je descend la plaine de la Queyrie.
Fantastique. Sur les bosses, la neige soufflée prend mille
aspects. Le soleil rasant met en relief les moindres
aspérités, les moindres petits changements structurels
qu'on se fait un plaisir de lire, pour mieux déchiffrer son
comportement quand les skis vont y rentrer dedans… En posant
l'oreille contre le vent, on peut entendre le cliquetis cristallin du
givre emporté par le vent.
Je suis maintenant assis sur un caillou, vers les
carrières romaines. Je viens de croiser un couple de randonneurs
en raquettes, gros sac décathlon à poches, le karrimat de
travers. La fille hallucinait en me voyant descendre la plaine en
godille, avec ma petite pochette dorsale. Croisement poli. J'essayais
de ne pas rire.
Le poids… Des années à
travailler la chose. Sûrement parce qu'en spéléo,
le poids est l'ennemi numéro 1. Je souris en pensant à la
manière dont on conditionnait les vivres pour les explorations.
Des années à travailler l'affaire. Une sorte de
philosophie de la légèreté…
Et puis la leçon des autres. Celle de
l'alpiniste Patrick BERHAULT, un véritable modèle, dans
le genre. Nos rencontres partaient vite sur de grandes discussions
philosophiques, nous étions dans la même énergie
à l'époque. Nous cherchions tous les deux les mêmes
mouvements, le même équilibre de vie. Pas par les
mêmes moyens.
Ses escalades mythiques dans les faces nord du
massif de l'Oisans, en pulvérisant les records de vitesse,
étaient des réalisations incroyables. Une paire de
baskets pour les marches d'approche, pas de vivres de course et parfois
pas même de sac à dos, des parois gravies et
aussitôt descendues, souvent en solo, empruntant au passage un
topo à des cordées médusées.
Dénuement, légèreté, rapidité, et
modestie.
Patrick, je l'ai croisé dans les Alpes, bien
sûr, mais aussi dans le Massif Central, quand il
commençait une sorte de retour à la terre. Et puis aussi
à Kathmandou. Je revenais du Tibet. Il venait de réaliser
sa première ascension du Shishapangma. Nous nous sommes
croisés dans Thamel. C'était un vrai plaisir de passer du
temps ensemble.
Puis plus tard, à Chamonix, encore, où il enseignait l'alpinisme à l'ENSA.
Patrick s'est tué au printemps, en
réalisant un de ses rêves. Un enchaînement
incroyable, sur le fil des arêtes des Alpes. Un truc
prétexte à passer le maximum de temps possible en
montagne. Il a glissé sur une arête, et a disparu dans la
pente, sous les yeux de son compagnon de cordée. Je pense
souvent à lui, et quand je peux lui rendre hommage, très
modestement, je le fais.
Maudite rafale
Pré Peyret.
Je suis assis sur un bout de bois, au milieu de la neige.
Il me vient cette histoire vécue ici, il y a
près de trente ans, à Pré Peyret. C'était
le jour de la Traversée du Vercors. La course de ski de fond. Il
fallait des volontaires pour organiser le ravitaillement. A Pré
Peyret, on met les bizuts… J'en étais. Deux gars de
l'armée, un volontaire, et moi. Quatre personnes, pour
gérer 1500 fondeurs en course…
J'arrive la veille. Nous passons l'après midi
à préparer des sortes de banquettes de neige durcie, qui
vont faire des bars improvisés, pour servir les boissons
chaudes. Il faut faire fondre de la neige pour faire de l'eau, dans des
grandes bassines, puis arroser ces murs de neige, qui en gelant vont
faire ces bars magnifiques. Des heures à préparer tout
çà, dans la tempête. Le lendemain, bien avant le
lever du jour, nous faisons chauffer d'immenses marmites, pour
préparer du thé chaud. C'est la boisson du
ravitaillement. il y a aussi des parts de gâteaux, et des
boissons énergétiques (c'était du XL1 je crois,
cette sorte de poudre verte infâme à mélanger dans
l'eau). Il fait super froid, on brasse avec les moufles.
Les voici ! Le groupe de tête, très pro. Puis la meute. C'est rien de le dire !
La malchance, c'est ce coup de vent du nord. Cette
maudite rafale, qui renverse en quelques secondes toutes les boissons
chaudes juste au moment où la masse des fondeurs arrive à
cent mètres de la cabane !!
Nous en aurions pleuré. Je me jette dans la
poudreuse pour essayer de récupérer les verres. Les
fondeurs me bousculent, m'insultent. Je parviens à rejoindre la
cabane, où mes compagnons s'affolent.
Alors commence une heure de pure folie. Une heure
à remplir à la louche, puis en plongeant directement les
moufles dans les gamelles, des verres en plastique, et à essayer
de servir le maximum de coureurs. Les gars sont frigorifiés. Il
faut dire qu'il fait - 20 degrés, le départ a failli
être annulé. L'apothéose, c'est le moment où
un coureur me jette au visage un gobelet plein de thé trop
tiède à son goût, mais bien assez pour moi…
Je reste coi. Une leçon de self contrôle. Quelle
réaction aurais je aujourd'hui ?
Allez, il faut repartir. Aujourd'hui, il n'y a pas
de vent à Pré Peyret, et une petite gourde de thé
vert tiède… juste pour moi.
Une petite montée, et puis cette combe qui
rejoint les Econdus. Les beaux virages, en utilisant la pente à
son maximum, en profitant des moindres courbes du terrain pour planter
un virage. Quel pied ! En remontant sur Beurre, je tourne la tête
vers le Veymont, qui commence à prendre une teinte orange.
Philosophie du renoncement
J'ai rejoint les téléskis de Beurre.
Immobiles, par faute du manque de neige. Il me vient cette image des
téléskis rouillés dans une paire de
décennie, quand le réchauffement climatique aura eu
raison des dernières stations de ski des Préalpes. Une
sorte de vision d'anticipation.
Je connecte avec la philosophie du renoncement de Reinhold Messner.
Reinhold Messner… Un autre personnage
incroyable ! Son solo au Nanga Parbat, la face Nord de l'Everest en
solo et sans oxygène. Le premier summiter des quatorze huit
mille de la planète. Une légende vivante. Ce qui est
intéressant chez Messner aujourd'hui, c'est la manière
dont il regarde maintenant ce qui est à la portée de main
de tout le monde. Son combat pour Mountain Wilderness lui fait proposer
un regard contemporain sur des choses qui paraissent acquises à
la majorité d'entre nous.
Il va nous falloir réviser notre approche
collective des espaces naturels sensibles. S'auto limiter, pour
préserver des sanctuaires. Des périodes, des modes de
fréquentation de la montagne ont vécu. Il faudra non
seulement nous limiter, mais certainement renoncer. Et bien sûr,
en corollaire, développer une éthique du geste en
montagne, mais çà ce n'est pas nouveau…!
Voilà, c'est fini.
C'était une petite visite éclair, en solo, sur ces hautes terres que j'aime tant.
Les choses sont et ne sont pas. L'impermanence des
choses… Le sage et ascète tibétain Milarepa
chantait cette leçon de vie. Vu sa grotte, à Nyalam,
à la frontière du Tibet et du Népal, où il
vivait. Fouillé des yeux pendant des heures les hauts plateaux
où il se déplaçait à la vitesse de
l'éclair, se nourrissant exclusivement de soupe d'ortie.
Milarepa aurait été heureux ici aussi !
Hé, hé, ces étendues qui
s'ouvrent jusqu'à l'horizon pourraient bien être un de ses
territoires.
Je crois pour finir que ceux qui ont passé du
temps sur ces hautes étendues désertiques en reviennent
changés, transformés à jamais. Les montagnes sont
un lieu de révélation artistique et de renouveau
spirituel. Un lieu de révélation et de transformation,
qui touche au sacré.
Comme si le paysage apportait une ressource intérieure.
"Croyez ceux qui cherchent la vérité. Doutez de ceux qui la trouvent".
Le vent du Nord a légèrement forci. Le
ciel commence à se voiler légérement. Demain, il
fera peut être mauvais. J'étais dans la parfaite
fenêtre météo. La lumière descend sur le
Grand Veymont. Je me laisse glisser en godille dans la forêt de
fayards, en direction du parking. Quel bonheur !
Ces lapiaz sont mes poumons.
Ces hautes terres sont mon purgatoire.
=:-)
