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La guerre en mobylette

Osikek - Croatie - Décembre 1993

Je ne l'ai bien sûr pas entendu arriver. On ne les entend que lorsqu'il est trop tard, quand ils vous arrivent dessus. L'obus est tombé dans le pâté de maison, là bas. Une déflagration impressionnante. Les serbes sont de l'autre côté du fleuve. Je me jette dans l'abri anti-atomique installé sous la place centrale. A l'intérieur, une faune incroyable, et cette atmosphère si particulière des zones de conflit.


Nous sommes à Osijek, en croatie. L'armée serbe a démoli Vukovar, et a fait route sur Osijek, le long de la Drava. Elle est installée de l'autre côté du fleuve, et bombarde la ville historique. Nous racontons l'histoire de cette ville encerclée, qui résiste depuis trois semaines à l'envahisseur.

C'est l'hiver, il fait froid.
La résistance s'est réfugiée dans le centre historique d'Osijek, étrangement silencieux. C'est çà aussi, finalement, la guerre. Un silence, entrecoupé de déchirements mortels.
Nous devons traverser une zone à découvert, le long du fleuve.
Là bas, en face, il y a l'ennemi. Peut être un sniper, qui me met en joue, de l'autre côté du fleuve, dissimulé par cette rangée de peupliers ? Nous pressons le pas, mais pas trop. Ne pas avoir l'air d'avoir peur. C'est la règle. Le fleuve roule ses eaux tranquilles. On pourrait se croire en paix. Le coeur à 200. Qu'est ce que je fous là ? Les autres, devant, n'ont pas l'air inquiets, ou cachent leur peur.
Je montre bien ma caméra, croyant bêtement à la protection du déguisement de la presse. Nous replongeons à l'abri d'une maison.
Abri illusoire, car de temps à autre, un obus vient percuter une des massives bâtisses du centre ville.
Mais les attaques ont plutôt lieu la nuit. C'est plus stressant, et la journée, il faut bien dormir. Le monde à l'envers.

La nuit est tombée. Très vite. Le froid glacial. C'est encore plus dur, une guerre, quand il fait froid. Un sandwich, une dernière bière dans l'abri anti atomique, les batteries de la caméra chargées à bloc, un dernier coup de fil en France pour rassurer la famille, et nous voici à rouler à bloc dans Osijek, toutes vitres ouvertes, pour éviter les éclats de vitre, si par malheur un obus tombe à proximité du véhicule. Direction l'hôpital, cible de l'armée serbe, un peu à l'écart de la ville, pas loin de la ligne de front. Le chauffeur roule à fond dans les avenues désertes, occupées seulement par les gars de la milice, qui partent ou qui reviennent du front. Les habitants se terrent dans leurs maisons protégées par des sacs de sable et des pierres. De temps en temps, au loin, une déflagration d'obus illumine le ciel. Comme un orage d'été.

Nous déboulons à l'hôpital. L'entrée a lieu côté Nord, exposée aux tirs de l'ennemi.
Un croate est assis là, nonchalant, derrière trois sacs de sable qui protègent sa petite guérite. Il nous barre l'entrée ! La traductrice lui crie au visage que nous sommes français, que nous sommes venus raconter, montrer au monde entier la guerre vue de l'intérieur. Nous sommes des frères !
Rien n'y fait.
Des coups de feu claquent au loin, vers la droite. Le vent glacial s'engouffre dans la voiture. Plusieurs obus inondent la nuit de leurs fréquences sourdes. Les esprits s'échauffent. Finalement, l'homme s'en va ! Il va demander l'autorisation aux autorités supérieures, nous laissant plantés devant la barrière. J'essaie de persuader le chauffeur de foncer dans la barrière, et de se mettre à l'abri, on discutera après ! En vain. La traductrice, une étudiante de la ville, essaie de démêler l'affaire. Je suis sorti maintenant, j'essaie de filmer les tirs de l'artillerie serbe, là bas, derrière ces arbres. Et puis mieux vaut mourir à l'air libre. Je ne sens pas cette voiture… La consigne, si on entend le sifflement de l'obus juste avant l'impact, est de se jeter par terre à plat ventre, si possible le long d'un trottoir par exemple, pour être protégé du souffle, et des débris mortels de l'obus, dans l'éventualité où il ne vous est pas tombé dessus. Ok…
Au bout d'interminables minutes, l'homme revient, et nous fait signe d'entrer. C'est la milice croate qui est chargée de la surveillance de l'hôpital, et un ordre est un ordre. Notre véhicule fonce sur le parking dévasté, et nous bondissons à l'intérieur du bâtiment. Derrière les portes coulissantes, c'est le chaos.

Une véritable fourmilière. Après la "pause" de la journée, sur la ligne de front, les tirs ont repris. Et puis, bien sûr les mortiers et les bombardements du centre ville. Ambulances, véhicules transformés en ambulances, apportent du front les blessés. On débarque les brancards, et les éclopés, rafistolés tant bien que mal. Du sang partout, des gens qui s'affolent, et aussi des gens très calmes, qui ont l'air d'avoir fait çà toute leur vie. Les hommes en arme, les copains, accompagnent les blessés. Une véritable ruche, qui bourdonne. Nous rentrons dans ce bal macabre.
"La guerre, c'est trop" semblent dire tous ces visages, qui cherchent un regard ami. Avec ma caméra, je suis pris à parti. "Montrez leur, ce qui se passe ici !" Les jeunes commencent un débat sur l'Europe, improvisé au milieu du couloir, au milieu des malades. Il faut maintenant quitter le couloir pour la salle d'opération. Nous rejoignons Anna, la chef anesthésiste. Une croate d'âge mur, qui croit à sa ville, qui croit à la paix. Depuis trois semaines, elle se bagarre avec son équipe pour sauver des vies. Nous tournons non stop. Tout a du sens. Il faut juste être là.

Puis la pause, avec l'équipe médicale. Le temps des confidences. Et aussi ces silences. Et puis ces rires. Bien sûr même à la guerre, on rigole. Heureusement ! Nous grignotons dans la pénombre. Cette zone est exposée aux tirs, alors on se déplace dans le noir, pour déjouer les tireurs d'élite, là bas, de l'autre côté du fleuve. Parfois, quand on les oublie, un tir d'obus ou de mortier vient vous rappeler leur présence, leur pression continuelle exercée sur tous les esprits.
Depuis plusieurs semaines, déjà, la ville est assiégée. Elle s'est vidée de la moitié de ses habitants. L'autre moitié résiste ici, sous les feux de l'ennemi, pour montrer que la paix pourrait exister, que cette guerre est une sale guerre.
Autour d'un sandwich, et en buvant, on discute du conflit, de l'ouest, de l' Europe, de la famille.
"Vous en avez de la chance, vous…".
"Oui…".

Plus tard, au milieu de la nuit. Peut être une heure du matin. Les obus qui tombent sur le bâtiment font un vacarme terrible. Parfois les murs résonnent jusqu'au premier étage, où nous avons trouvé refuge, dans l'axe de la salle d'opération. Je me redresse dans mon duvet.
En dessous, l'équipe se relaie pour sauver des vies. Tout à l'heure, ils ont apporté un blessé grave. L'homme regardait la télévision quand l'obus est rentré dans le salon… Il est déchiqueté de la tête aux pieds. Les chirurgiens tentent l'impossible.
Je ne peux pas dormir.
D'abord, je descends dans le couloir des "urgences", si ce mot veut encore dire quelque chose.
A gauche et à droite, des brancards, des lits, des blessés, et aussi tous les malades réguliers de l'hôpital, qu'on a descendu des étages, pour les entreposer plus ou moins à l'abri ici. Il y a partout cette odeur de chair humaine grillée. L'odeur de la guerre. L'odeur qu'on retrouve dans les salles d'opération, quand le bistouri électrique vient découper la peau.
A droite, il y a cet homme, les yeux hagards, allongé sur un lit, dans le couloir. Silencieux. Qui est il ? Quelle est son histoire ? J'approche ma caméra, me cale contre un mur, et fixe d'abord son regard, en longue focale. Ses yeux sont dans le vide, vraiment. Je ne me sens pas de lui poser de questions. Je filme, c'est tout. Ce regard veut tout dire. Je n'arrive pas à couper la caméra. J'en aurais assez. Ce n'est pas indécent de filmer, c'est indécent de dire : j'en ai assez, je coupe. Alors le plan est interminable. Les monteurs en feront leur affaire, ils couperont, eux, avec le recul. Moi, je n'en ai plus.

Encore plus tard, je monte dans les étages.
Les obus n'arrêtent pas de tomber sur le bâtiment.
Bien sûr, je veux raconter la guerre, je suis là pour çà. Pourquoi trop se planquer ? Le risque est une pure question statistique, à ce moment là. L'hôpital est dévasté par les bombardements, qui durent déjà depuis plusieurs jours. Je monte donc cet escalier qui mène aux étages. Il y a ce vent, qui s'engouffre à l'aise dans les ouvertures. Tout est dévasté. Une démolition programmée.
Tout à coup, un obus explose à l'étage au dessus. Un coup très fort, très sec, et en même temps qui résonne au plus profond des murs et du corps. A cet instant précis, je sais que j'entendrai toute ma vie le son de ces engins de mort qui perforent le béton de l'hôpital. C'est un son qu'on n'oublie pas.
Je cours dans le couloir principal, pour atteindre la façade ouest, d'où j'imagine pouvoir faire un image. Mais là, on ne voit rien. On devine le fleuve, seulement, dans la pénombre. De l'autre côté, j'imagine l'affairement sur la ligne de front, les hommes qui préparent les munitions. Il me semble entendre des voix, des cris. J'imagine les hommes excités par le bombardement, par la nuit, peut être par l'alcool…
De nouveau une énorme explosion.
La déflagration m'a collé contre le mur. J'ai le coeur qui bat la chamade. Les jambes qui tremblent.
Putain, qu'est ce que je fous là ? Tu ne vois pas que çà sert à rien ? Qu'est ce que tu es venu faire dans cette galère ? Et puis on se raisonne. Tiens, encore un autre obus. Maintenant un tir de mortier. Tiens, je suis encore en vie.
Respirer. Regarder, réfléchir. En bas, les autres sont là, qui dorment, ou qui s'affairent dans la salle d'opération. Toi, c'est quoi ton boulot ? Il y a en bas des gens qui survivent, qui résistent. Et toi ?
Je m'assieds au bord d'une baie vitrée. J'ai l'impression que je suis en sécurité là. Alors je regarde les reflets d'une lumière sur les tourbillons du fleuve. Du temps pour moi. Juste pour moi.
Les tirs vont durer toute la nuit. Tu n'es qu'un grain de poussière. Je me souviens de ces fois où la faux n'est pas passée très loin. Toutes ces fois où "çà sentait le sapin". Impression d'être un survivant.
Une rafale de vent s'est engouffrée dans le couloir. Une odeur de poussière, comme dans un chantier de démolition, et toujours mêlée à cette odeur de chair humaine grillée… Encore un tir de mortier, cette fois ci avec une immense bruit de verre. Tiens, il restait encore une vitre debout ?
Bon, allez, va te coucher.

Au petit matin, je navigue dans les couloirs.
Après la furie nocturne, un étrange silence a envahi les lieux.
Salle d'opération.
Une infirmière lave à grande eau la mare de sang qui occupe tout le sol.
L'homme opéré dans la nuit est toujours là. Ou plutôt ce qu'il en reste. Il a été amputé d'un bras… et des deux jambes. Il reste ce tronc, et ce bras tendu vers le ciel, intégralement bandés. Et ce visage tuméfié, dont le profil se découpe en silhouette sur la baie vitrée. Pas prêt d'oublier, çà non plus ! Il décédera la nuit suivante. L'équipe médicale est épuisée. On dort où on peut, à même le sol, dans les bras l'un de l'autre.
La caméra fixe à distance ces terribles images. Comme un chat sur l'épaule. Ma copine, cette bétacam…
Qu'est ce qui est diffusable ? Pourquoi j'aurais le droit de voir, et pas les autres ?

Le lendemain, Anna part à vélo pour aller voir son appartement, qu'elle a délaissé depuis plus d'une semaine, débordée par le travail à l'hôpital. Les blessés affluent en permanence de la ligne de front, mais elle s'est fait remplacer pour retrouver une peu de sa vie privée. Elle roule à vélo, le long des avenues désertes, bordées de peuplier. La lumière d'hiver est douce, on ne se croirait pas en guerre…
Anna, au troisième étage de son immeuble, s'effondre en larmes dans nos bras. Un obus est tombé sur le toit de l'immeuble, et a explosé son appartement. L'impact, c'était sa chambre. Un trou béant dans la dalle en béton armé laisse voir le ciel. Anna rassemble quelques débris, essaye de les mettre à l'abri d'une pluie éventuelle. Mais elle n'a plus de forces, elle veut juste dormir, blottie dans le canapé du salon, à peu près intact. Elle nous demande de la laisser seule. Nous quittons les lieux. En bas, les hommes de l'immeuble réparent le sol de l'entrée, touché par les tirs.
Reconstruire. Tout de suite. Lutter contre l'adversité. Ne pas attendre. Ils gâchent un mortier grossier, presque le sourire aux lèvres, la clope au bec. Pulsion de vie.

Osijek va t elle tomber ? Trois jours ont passé. Trois jours c'est rien, et c'est beaucoup. Le temps éclaté. Le temps raccourci.
Nous quittons la ville, passons dans l'autre sens les contrôles. Regards lourds aux Check Point. "Il faut rester !" disent les soldats improvisés, qui tapent le carton sur leurs caisses de munitions. Petits sourires. Presque coupables de se défiler ainsi. Eux restent. Une fois de plus, nous partons, trop vite, bien sûr, parce qu'on n'a jamais assez de temps pour raconter l'histoire du monde. Parce que le temps est comme l'eau d'un torrent entre les doigts de la main.
A quelques kilomètres de la frontière, nous croisons d'étranges équipages : la relève pour les combats de la nuit prochaine. Un homme, en treillis de chasse, qui charrie un autre, sur une mobylette. Oui, ici, on va à la guerre en simple mobylette. Une guerre de voisinage, qui pourrait arriver chez nous. Encore quelques vallons pas très sûrs, puis la longue route sous la pluie, vers la Hongrie.

Vol de nuit pour Paris. L'esprit embué. Un peu d'alcool, pour évacuer ces terribles images, et surtout pour parler, avec les amis.
Roissy. Le taxi pour Paris.
La capitale, et ses magasins illuminés, les guirlandes, et cette foule qui se presse, dans un vacarme indécent, vers tout ce qui brille.
Que faire ? Où aller ?
Depuis l'abri anti atomique, Hervé, le patron de l'agence, m'a proposé encore un tournage.
Alors dans deux jours, je décolle à nouveau, cette fois ci le Cameroun, pour filmer le "radeau des cimes", qui glisse sans bruit sur la canopée de la forêt tropicale des pygmées…

=:-)


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