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A l'aise Breizh !
Tentative de description d'expériences illuminatoires (sans substances psychotropes)
Astropolis - Brest - Août 2005
Warm up
Je les ai tout de suite repéré, sur le port, les deux
routardes du circuit. Arrivées un peu en avance. Pas moyen de se
retenir. Elles dénotent juste par leur démarche, leur
attitude, et surtout ce regard qu'elles posent sur tout être
humain du secteur. Marins pêcheurs à l'apéro,
touristes familiaux égarés à cette heure dans le
port de commerce de Brest n'ont qu'à bien se tenir…
Plus tard, la discussion me le confirmera. Elles ont "fait" le Sonar de
Barcelone, Goa, les boîtes londoniennes et Ibiza… Je n'ose
afficher mon pedigree. Des aliens, c'est ça. Elles donnent
l'impression d'arriver tout droit d'une autre galaxie. Oui,
visiblement, ces deux là sont venues pour s'éclater. Moi
aussi.
Astropolis. "Le" rendez vous techno français. Dans le genre
organisé quand même. Un immense festival sur quatre jours,
en plein mois d'Août, dans cette ville déserte et
improbable, reconstruite et silencieuse comme à la fin du
débarquement.
Pourtant, sur le port, ça brasse. En warm up, il y a ce pub.
Tout le monde se retrouve là avant la soirée. Drôle
de mélange. Les indécrottables piliers de bar un peu
bousculés par cette faune électronique qui envahit le
comptoir, les tables, et la terrasse. Déguisés en
méchants, une horde de néo-punks débarque,
chaînes à clous en bandoulière, et chiens fous en
laisse. Me reviennent des images des punks de Picadilly Circus, en
1973. Moi je débarquais de mon Vercors, j'avais 13 ans…
Il me semble que les punks d'aujourd'hui sont moins colorés. Le
treillis est passé par là… Un peu plus loin, les
camionnettes utilitaires des "pseudo travelers" sont garées
contre le rempart. Qui sont ces gens ? D'où viennent ces jeunes
? Comment en est on arrivé là ? Petit coup d'oeil dans le
rétro.
Boum boum
Une date importante du mouvement, c'est l'été 1989, en
angleterre. C'est là où on a commencé à
parler de "rave-party"… (to rave = délirer). La belle
affaire ! Une poignée de DJ mixe dans les entrepôts de la
banlieue de Londres des galettes venues des States avec les nouveaux
sons de la scène londonienne de l'époque, tout en
utilisant les nouvelles machines de production sonore. Les mixes
cartonnent. Tout le monde se rue à Londres. C'est la rencontre
clash entre les yuppies de l'ère Thatcher, la communauté
noire, les désoeuvrés, et un public
étrangers. La rencontre de ces énormes sons avec un
public qui exulte, accompagnée d'une nouvelle drogue (l'ecta)
fait l'effet d'une bombe. L'été 89 sera surnommé
"summer of love", l'été de l'amour.
Comment définir ce mouvement ? Les chroniqueurs de
l'époque trouvent que ce qui résume mieux le mouvement,
c'est l'idée d'enthousiasme. Les gens prennent du plaisir
à danser pendant des nuits entières, dans un
mélange de genre incroyable. La débauche du
phénomène inquiète tellement les autorités
que Margaret Thatcher fait voter une loi hallucinante, le tristement
célèbre "Criminal Act Of Justice", qui interdit "tout
rassemblement collectif autour de musiques répétitives"
(sic !!). C'est le début d'une marginalisation du mouvement.
La répression est tellement dure qu'une communauté
entière décide de fuir le pays. Ceux qu'on appelle les
"travelers" quittent la Grande Bretagne pour d'autres pays
européens. C'est la première fois dans l'histoire qu'on
observe une émigration de cette ampleur pour une cause musicale.
Un véritable exil. Des tribus entières quittent le pays,
en famille, dans de vieux camions bourrés de son. En France,
elles s'installent dans le sud, à l'instar de la fameuse "Spiral
Tribe". D'autres vont aller en Espagne, et aussi vers les pays de
l'Est, pour propager la "bonne parole" électronique. On est en
pleine utopie.
Tout ça, c'était il y a quinze ans !
Aujourd'hui, la techno, ça veut rien dire (à supposer
d'ailleurs que cela ait voulu dire quelque chose un jour, au
delà de la simplification médiatique pour donner une
étiquette - preuve en est la difficulté des chroniqueurs
et autres vendeurs de fnac à placer cette musique dans telle ou
telle boîte !!). La "techno", c'est juste une accroche
médiatique pour faire peur aux anciens, ou pour faire vendre des
compils merdiques sur l'autoroute. Je continuerai cependant à
nommer techno ce phénomène, par nécessité
de simplification.
Donc, attention aux constructions mentales. Le grand danger, bien
sûr, c'est la caricature. Y compris pour soi même. Comme
chaque système communautaire, la techno a fini par se faire son
propre ghetto. S'il était, à l'explosion du
phénomène, une sorte de phénomène
multiclasse, il s'est aujourd'hui enfermé parfois dans de
sévères prisons, ou alors dissous dans la masse sonore
ambiante.
Plus récemment en France, depuis les années 2000,
à grands coups d'amendement Mariani (texte législatif,
qui soumet tout rassemblement de musique répétitives (on
refait le coup…) à une autorisation préalable,
texte voté par la gauche, sorte de pendant au texte de
Thatcher), et de répression sauvage (confiscation des sons,
tabassages, etc…) la techno s'est encore un peu plus
marginalisée.
Inspirés par le modèle de la Spiral Tribe, les travelers
français ont eux aussi pris la route. Vers l'Inde ("Mission to
India ", la route mythique de Goa). Vers l'Afrique (expédition
African Expedisound). Vers l'Est (terre relativement vierge, en attente
énorme du public, mais où les pouvoirs publics
comprennent mal l'affaire - cet été encore, un festival
de techno légal est pris d'assaut au canon à eau, gazs
lacrymos, et charge au pas par les forces de l'ordre en
Tchéquie…).
Aujourd'hui plusieurs courants se sont fondus dans la masse,
absorbés par le système, ou alors sont sortis de
l'underground, au grand dam des puristes. Une tendance hard s'est donc
marginalisée. Avec des hordes de jeunes qui vivent
complètement à l'écart des circuits.
Deux grandes tendances coexistent ainsi au niveau de la diffusion
publique : le clubbing (légal, patenté), et les free
parties (illégales, interdites, pourchassées). Astropolis
est un des rares événements français qui
mélange les genres, en terme de public et/ou de programmation.
Se laisser envahir
22 heures.
A l'extérieur, les mômes commencent à affluer.
Passées les barrières, tout de suite, on est en
immersion. Il faut dire que la boîte a mis le paquet pour
l'occasion. Un bar "libertaire", tenu par les permanents d'Astropolis,
fournit en boissons une foule disparate mais motivée. Un son
énorme se dégage d'une rafale de hauts parleurs. Portes
ouvertes sur la rue, le son ricoche déjà contre la
façade voisine d'un entrepôt. C'est un DJ américain
qui ouvre le bal. Un mix à l'ancienne, avec deux platines
vinyles. Un mix précis, hyper calé, parfait en
préchauffe. La salle se remplit instantanément.
Il y a de tout ici. Minettes en nombril lookées techno wear,
groupe d'alternatifs en goguette, stars locales, néo-punks,
crypto-rockers, babas invertébrés, étudiants HEC
en vacances, lascars en vadrouille, techno addicts, marins d'eau douce
alcooliques, et moi !
Les pieds ne peuvent en tous cas pas s'empêcher de taper le
tempo, les corps se déhanchent. A l'inverse des boîtes,
peu de face à face (ce qui a fait dire aux détracteurs de
l'électronique qu'il s'agit d'une musique individualiste alors
qu'il faut chercher au delà des apparences les vrais tenants de
l'affaire). Ce n'est pas non plus une "concert attitude", genre tout le
monde regarde la scène. Non. C'est finalement une manière
très spécifique de bouger. Une sorte de collective
attitude, un peu ce qui se passe derrière les gros chars dans
les carnavals genre Notting Hill ou Gay Pride, quand la vibe est bonne.
Je regarde un moment le manège, les déplacements, les
mouvements des corps, les énergies qui se mobilisent.
Ce qui est bon, c'est de se laisser envahir par les vibrations. Il y a
les inconditionnels de la chose, qui sont à fond sur tous les
morceaux, il y a les silencieux qui profitent, un peu à
l'écart. Il y a aussi ceux qui accrochent sur un son
particulier, et à ce moment là, ils sont capables de
partir "en live complet" pendant une séquence, puis de revenir
à eux ensuite. Je ferais plutôt partie de cette
dernière catégorie. Un mélange de contrôle
ou de retenue, de prise de recul, et de lâchage grave, bonnard,
hédoniste (?).
The Hacker prend les manettes. Changement de registre. Le premier
morceau monte le niveau d'un cran, et réduit les 4500 morceaux
de mon ipod (fruit de plus de 10 ans d'exploration des contrées
digitales) au stade de musique digne de la B.O. d'Intermarché.
Les nerfs… Bon dieu ! Mais Pourquoi !!??
Bien sûr, d'abord le son. Le son est énorme. De bonne
qualité, vraiment. La techno s'expérimente
définitivement sur de gros systèmes de diffusion sonore,
qui permettent d'en apprécier toutes les subtilités. Puis
le mix en lui même. Cet art d'agencement des sons, de
l'enchaînement, le choix du break qui tue au bon moment, par
rapport à la salle.
Et puis l'essor des musiques électroniques s'est fait par
l'évolution de fantastiques outils de sculpture du son (par
exemple les technologies de synthèse granulaire, qui
étaient réservées à des élites il y
a encore quelques décennies), le tout dans un contexte de
diffusion en direct. Ces outils ont en tous cas éclaté
l'approche de la manière de produire la musique. Dans un double
mouvement, mouvement planétaire de recyclage permanent des sons,
et mouvement global de pertes de références (valable
aussi dans le monde de l'art contemporain, du cinéma, de tout !)
la techno est ainsi une véritable musique d'époque. Comme
si l'art se perdait dans un état gazeux. Dans un aller retour
entre l'artiste et l'outil, le son naît et prend en même
temps une certaine autonomie… Où s'arrêtent les
sons, et où commence la musique ?
La foule exulte. On a tous la sensation de vivre un moment
privilégié, un pur moment de plaisir partagé. Les
gens se regardent, se marrent. The Hacker a bien emporté la
soirée, en posant quelques tueries bien à lui. Nous
dansons comme des fous. Dehors, c'est comme si toutes les grues du port
s'étaient mises en marche, dans une sorte de ballet
orchestré, et désynchronisé à la fois.
Vibration primordiale
David Carretta prend le relais pour une session live cette fois ci.
Avec sa moustache à la Zappa, sa voix filtrée dans un
vocodeur, ses commandes d'effet au pied, il commence à
orchestrer une vraie session live, bien différente de ses
galettes du commerce, qui met le feu aux poudres. La musique a parfois
des accents teutons, mais ça dépote. Cette fois ci, tout
le monde est sur la piste, dans un état de bonheur et de
surexcitation immense. Un plaisir brut d'être là,
simplement.
C'est pour cela qu'on y revient. Aussi parce que chaque mix est unique.
Comme une poésie de l'instant, une sorte de haïku, version
électro-sonore. Il y a maintenant des sortes de cascade. Tout
s'enchaîne dans un tempo sans faille. D'où viennent ces
nouvelles boucles ? La techno, c'est juste le son d'un monde
perpétuellement en marche, qui ne s'arrête jamais,
où il y a toujours quelque part un truc qui titille, qui
intrigue, qui bouleverse. De la musique pour curieux. Et aussi jamais
définitive. Comment se fait -il qu'on reste scotché sur
trois sons qui se courent après, en apparence ? Comment peut on
pleurer sur "L'aigle noir" de Barbara, et se réjouir d'une telle
"musique de sauvages" ? Pour la même raison, en fait :
l'émotion brute.
L'électronique est une musique de gestion de flux. Où il
est question de circulation de liquides, de fluides, d'échanges,
de ruissellements. Une gestion de la circulation de l'énergie
vitale. Une musique qui travaille beaucoup sur la syncope. La techno
définit des vibrations répétitives, dont le pied
(le premier temps de la mesure) donne le tempo. Quand ce "pied" (le
"boum boum" des néophytes) est calé sur son propre
battement cardiaque, on rentre alors dans une expérience
proprement hallucinatoire et spécifique. Le pied touche la
vibration primordiale (le "ohm"), et tous les autres sons vont
travailler les chakras supérieurs. Un principe que l'on retrouve
dans nombre de musiques "du monde" (soufis, derviches, vaudou, percus
africaines, polyphonies tribales, etc…). Toutes les musiques de
transe en fait.
A l'opposé d'une pratique de virtuose (musique classique, free
jazz, solo de rock) l'électronique travaille aussi beaucoup -
cela peut paraître paradoxal - sur le silence. En ce sens, c'est
un art du vide. Par la déstructuration du récit musical,
l'électronique invite à une expérience plus
méditative. Véritable expérience à la fois
individuelle mais aussi collective.
Cinq heures. Je décroche. Sauf en ski et en vélo, je
n'aime pas trop les descentes. Il faut savoir partir. Sur le port,
"L'île de brehat", un gigantesque navire poseur de câbles
sous marins, fait son ronronnement, tous feux allumés. C'est
comme s'il s'apprêtait à partir. Je traverserais bien
l'Atlantique, tiens ! Pour finir, deux mouettes passent en criant, de
gauche à droite, dans un panoramique parfait. Pure acoustique.
Respect.
Mental training
Le lendemain, changement de décor. Après une bonne nuit
de sommeil, et quelques mouvements d'assouplissements dans la pelouse,
en regardant s'éloigner le ferry pour Ouessant, il est temps de
se préparer pour "la" soirée.
Pour affronter un tel événement une préparation
s'impose. Il faut bien s'alimenter, et bien s'hydrater. Les sucres
lents, c'est la clé. Un bon plat de pâtes. Eau plate. Un
menu de marathonien. Quatre heures avant l'effort.
Le bus nous lâche à plus d'un kilomètre du manoir,
dont les entrées sont prises d'assaut. Cela fait des hordes de
piétons qui marchent le long des routes bloquées par des
centaines de véhicules. Au loin, la musique frappe
déjà. Les mômes mitraillent avec leur portable ou
leur numérique. A chacun son Woodstock.
C'est vrai, là, c'est plus la même histoire…
D'immenses champs ont été transformés en parking.
Je devrais plutôt dire des camping, car le tiers des
véhicules est constitué de véhicules utilitaires,
de fourgonnettes, ou de monospaces, avec tentes, ou campement collectif
improvisé. D'immenses banquettes de récup, sièges
démontés, sous des bâches chinoises. Ca et
là un barbecue. Surtout des centaines de canettes qui jonchent
déjà le sol. Les gamins préfèrent s'allumer
la tête à l'extérieur de l'enceinte (moins cher,
assurance d'arriver déjà "chargé" sur le lieu de
la fête).
Il faut franchir un impressionnant dispositif de régulation des
entrées pour pénétrer dans l'enceinte. A
l'intérieur, c'est impressionnant. Le festival investit un
manoir breton en granit épais, entouré d'immenses
pelouses. Les arbres sont magnifiques. Quatre dancefloors géants
sont répartis dans la forêt et les champs, sous
chapiteaux, avec un son énorme, des lumières
psychédéliques, show laser, et autres machines à
fumée, qui participent à l'atmosphère. Partout des
décors, des mobiles lumineux, des stands, qui proposent
t-shirts, cd, nécessaires pour fumer, gaufres, crêpes,
etc… Déjà des milliers de jeunes sont
entrés. Un côté "fête de l'huma" de la
techno. Etonnant.
Il faut savoir rester curieux pour venir "étudier" cette
atmosphère, sans la rejeter. Dans une démarche de
souplesse intellectuelle, qui est devenue pour moi une véritable
hygiène de vie, je plonge ainsi dans ce monde bien à part
quand même. En fait, je suis venu ici pour deux raisons. La
première, la curiosité de voir comment se passe
aujourd'hui un rassemblement de milliers de jeunes de 20 ans. L'autre
raison (en fait la première), c'est Underground
Résistance.
Underground Resistance incarne le mouvement techno originel (tendance
Détroit). A l'opposé du star system du rock et de la pop,
les artisans du mouvement techno ont (au départ !!)
refusé de s'exposer. Les DJ d'UR ont finalement fait
récemment leur "outing", ont montré leurs visages
à la presse.
Cette démarche d'anonymat avait d'ailleurs été
reprise par les français de Daft Punk pendant leurs
premières années de mix.
Pour l'instant, la préchauffe, ce soir, c'est une scène
dub électro, avec la formation "Improvisator of Dub", qui met le
feu à un des quatre chapiteaux.
Les lignes de basses sont surpuissantes. Les gaillards ont vraiment la
pêche. Une parfaite occasion de poser la cuirasse. Bouger. Se
lâcher. Bon allez, je file danser !
La drogue, c'est de la merde !
Vers onze heures, c'est l'affluence. Une heure de queue au
testing… Ca laisse rêveur. Quand j'ai
débarqué dans les clubs londoniens au début des
années 90, la drogue à la mode c'était le "Special
K", ce remède de cheval (au sens propre du terme) utilisé
par les vétérinaires. Aujourd'hui, le modèle de
céréales préféré de ma fille…
La drogue est bien sûr inscrite partout dans le paysage moderne,
en ayant aussi traversé l'histoire. Du cactus
hallucinogène à l'opium de la Chine ancienne, des paradis
artificiels de Baudelaire au "brown sugar" des Stones. Des plages de St
Trop aux piscines du Lubéron, c'est la jet set qui s'envoie en
l'air à la coke ou à l'héro. Des hommes politiques
qui se font un petit raye avant de rentrer en meeting aux gros bonnets
de la finance et de la mafia qui se chargent aux mélanges…
Oui, la drogue est partout. Ici comme ailleurs. Dans les raves,
ça commençait à l'ectasy, la drogue de l'amour,
puis les dealers flairant le marché sont venus proposer de plus
en plus dur. Oui, la drogue, c'est de la merde. Arrêtons
d'être hypocrite. Trop facile.
Je traverse le champ pour aller sous l'autre chapiteau. Avec ma sale
manie de regarder partout, en jetant des petits regards furtifs
à droite et à gauche, j'ai justement l'air d'un mec de la
sécu, ou un lascar des stups infiltré. Les ados
s'éloignent de moi en me jetant des regards méfiants. Il
faut que je me mette à danser pour que les mômes se
calment, que je me fonde dans la foule. Faut dire, qu'ici, c'est pas
trop carte vermeil ! A part quelques ethnologues perdus, ou les
organisateurs, la moyenne d'âge est plutôt de 22 ans ! En
tous cas, aucune violence pendant toute cette nuit, à
l'exception de ce gamin qui me lance "Eh papy, t'as oublié tes
bouchons d'oreille !", critique que je mettrais sur le compte de
l'alcoolémie.
Chill out
Minuit et demie. Petite pause dans la section chill out, dans une
clairière. Le coin écroule. Trois belges
autogérés font ronfler une énorme
théière en cuivre digne de Brazil, et vendent le
thé à la menthe et au gingembre. Tiens c'est parfait pour
moi, mettez moi donc un petit gâteau avec (20 dieux, le
pneu… bon tu vas cramer ça après, vas !, ok). Des
grands tapis, des chaises longues, et une projection d'images
psychédéliques en mouvement sur de grandes toiles qui
recouvrent les haies. Je sirote mon thé à la menthe, en
position sourire.
"- T'as l'air heureux mec !?
- Oui, c'est vrai, je suis heureux…"
Oui, je dois avoir l'air heureux, sur mon transat, la tête dans
les étoiles, un texto tout frais planté droit dans le
coeur. Je me dis que la vie est trop belle.
C'est un jeune qui a posé cette question. Avec ses deux copines,
il viennent s'asseoir en face de moi. Ils sont venus préparer
leur mélange. Ils ont le kit fourni par le stand de
Médecins du Monde, présent à l'entrée. Ils
sont trois : deux filles, genre école de commerce, et le mec, un
physique de fils de pharmacien. On papote de tout et de rien, du mix
d'avant, de la météo, de la bonne idée de faire un
stand avec du thé à la menthe, parce qu'après
s'être fait la ligne, ça colle un peu dans la gorge,
alors, il faut boire un coup. D'accord.
Vous est-il déjà arrivé de mentir sur la nature de votre vrai métier ? Moi oui…
Trop drôle. Là, le mec était une cible trop facile.
Il allait me demander ce que je faisais dans la vie. J'allais lui
répondre, et ça allait être un truc sans fin, et
menant pas forcément quelque part. Surtout j'aurais droit aux
sempiternelles questions :
" - Ouhaou, ça doit être vachement cool !?"
- Oui, oui.
- Et tu dois connaître plein de pays ?
- Euh, oui…"
Ou alors l'inverse, genre la télé, c'est de la merde.
Ok. Il valait mieux couper court.
Là, le mec allait me demander. C'était facile.
D'habitude, j'improvise, là j'en avais un d'avance, de
métier. Régler l'affaire en deux questions, en restant
poli.
"- Et tu fais quoi comme job ?
- Consultant auprès des Nations Unies sur les questions géopolitiques en Asie Centrale."
Le mec sort la paille du nez, renifle un petit coup, marque un temps
d'arrêt. Les deux neurones qui lui restent valides peinent
à reconnecter. Je reprends une gorgée de thé
à la menthe.
" - Et, euh, c'est quoi exactement ?"
Et là, deuxième couche, le coup fatal, le petit couplet
d'explication. Du consulting auprès des diplomates, un
métier à la fois charnière et tampon entre la
politique et la société civile, la nécessaire
lecture interdisciplinaires des différents paramètres.
D'habitude basé à Alma Ata, je suis en vacances dans la
région. Et voilà.
Putain, là le mec se refait une petite ligne. Je me cale dans
mon transat, affichant un sourire poli mais contenu, et parcouru par un
immense éclat de rire intérieur. Pardon.
"Bonne fin de soirée !"
Bon allez, j'y retourne. Pas besoin de se charger pour avoir la gniaque.
Dans la cour du manoir, les blacks d'Underground résistance ont
commencé à mixer. A l'opposé d'une tendance
laptop, les DJ d'UR sont de vrais turntablists, formés au vinyl.
Du plus profond des temps électroniques, les coups de butoir du
mix appellent maintenant à la transe. La légende est en
marche. Underground Resistance nous convient à une
véritable histoire de la techno "made in detroit", une sorte de
rétrospective. Pas sûr d'ailleurs que le public accroche
pour l'instant. Ces mômes là portaient des couches quand
tonton abolissait la peine de mort et que ces lascars blacks, à
demi obèses aujourd'hui, posaient leurs galettes magiques sur
les platines des clubs de Detroit. Aujourd'hui, les gamins veulent du
très gros tout de suite. Patience ! Il va falloir attendre.
Le mix part donc sur un son techno assez old school. Un MC
(maître de cérémonie) explique pendant le
changement de DJ les cv de chacun. Une leçon d'histoire
finalement. Pas mal. A l'opposé d'une techno minimale, la techno
de Detroit travaille sur des samples du répertoire de la musique
funk noire américaine. En maître des boucles, le DJ
assène maintenant un tempo plus speed. Pas de temps morts, des
breaks hyper efficaces, des sons à contre pied tout le temps,
des boucles qui se décalent. La pression monte carrément.
C'est parti. Tout le monde bouge.
Choc tellurique
J'adore ces grincements, ces bruissements suraigus, ces chuintements,
ces variations de son presque imperceptibles qui descendent en cascade.
Une énorme machine est en marche. Moitié industrielle,
moitié animale. La musique produit des vagues de son
énormes, dont le ressac s'enrichit du cliquetis des galets qui
s'entrechoquent. Chaque fréquence entraîne d'autres
fréquences, qui se superposent, interfèrent. Et les
vagues se mélangent elles mêmes. Il y a des sons de port,
des navires immenses. Des bruits de chaîne qu'on traîne sur
le quai, les chocs des containers qu'on empile. Il y a aussi ces
souffles de volcan, véritables chocs telluriques, sortes de
râles venus droit du centre de la terre.
Et toujours ce beat énorme, ce battement, ce "pied" qui vous
tasse dans le sol. On se croirait maintenant dans une aciérie.
Il y a comme ces sons de haut-fourneaux, dans les infra basses, comme
tordus par la lumière aveuglante de la coulée. Il y a
aussi ces sons de trains qui roulent sans fin, sur des rails du bout du
monde. Traversant les steppes, les déserts, les toundras.
Les pieds sur la terre, la tête dans les étoiles…
Oui, c'est çà. Un truc qui passe par tous les chackras.
Qui va les débloquer un à un, pour un peu que vous en
acceptiez le principe. Un sentiment indéfinissable, qui traverse
votre axe ayurvédique. Il faut le sentir pour le croire. Pas
étonnant que les musiques électroniques puisent leurs
sources, et parfois leurs inspirations, dans la musique
répétitive et les musiques concrètes.
Maintenant, c'est comme une sorte de monstre marin qui cracherait son
souffle rauque sur des cités lacustres de science fiction. Une
musique hypnotique. Une musique de flux. Une pulsation sans fin,
à l'image des battements cardiaques, du flux sanguin.
Pulvérisé l'idée même du morceau, avec
intro-couplet-refrain-solo. Oubliée la démonstration,
l'exposé. L'idée est au contraire l'accompagnement.
Dans la cour du manoir, c'est l'hystérie pour certains, le
recueillement pour d'autres. Les enceintes crachent à plein
tuyaux des nappes sidérantes. Derrière, il y a parfois
des voix, samples crachés sortis d'un autre temps, qui viennent
placer des petits repères de temps en temps. Parfois, on dirait
la course de milliers de fourmis, le craquement de criquets
géants, la course infinie des termites dans le bois, ou des
grains de sel qui tombent en cascade sur du papier d'aluminium. Parfois
une musique préhistorique. Comme si des tribus entières
frappaient des troncs d'arbre.
Rompre le pacte
Le plaisir est parfois juste d'être en phase avec le son. La
techno est ainsi une véritable musique tantrique. Qui travaille
sur la durée, sur le temps, sur les attentes, parfois les
frustrations, qui retarde la plaisir, qui joue sur l'attente de
l'orgasme. Ectasy, la pilule de l'amour… Dans cette perspective,
l'essence même de la boucle pourrait être définie
comme la plus petite particule de plaisir.
Encore mieux : si le rock joue sexuellement sur la masculinité
(guitare phallus, solo comme orgasme, etc…), la techno, elle,
est unisexe, et fédératrice aussi pour ça. Le rock
est acnéique, boutonneux, cuir, pré-liminaire. Ou alors
éjaculation, véritable explosion sonore. La techno est
transpirante, sexuelle, unisexuelle, exhibitionniste. (En un sens, on
pourrait ainsi réellement dire que la techno est une musique de
branleurs ! - ben quoi, on peut pas rigoler ?).
Ainsi, si le rock reste à mon avis
désespérément dans le fantasme de
l'éjaculation (paroxysistique, permanente !), la techno se
glisse dans les délices de l'acte en lui même, la
frustration de l'orgasme attendu, qu'on retarde pour profiter de l'acte
en lui même, des préliminaires, de ces infimes changements
de rythme qui font le charme des étreintes réussies, ou
au contrainte des breaks soudains, remettant à un peu plus tard
la reprise des coups de butoir, ces mouvements de grande amplitude
synchronisés qui nous font nager, transpirants, dans la douceur
de l'éther.
Ivresse des profondeurs
Véritable rituel d'initiation et de purification, la musique
permet de rentrer dans une véritable transe. Un rituel
fondé non plus cette fois ci sur des utopies globalisantes,
datées historiquement ("demain, un monde meilleur" - Woodstock),
mais sur une philosophie hédoniste de l'instant. Double
perspective holistique, au sens où l'emploie Maffesoli, c'est
à dire dans une perspective dyonisiaque : se faire envahir par
le monde. L'éternelle lutte entre le principe de plaisir et le
principe de réalité. Sacré Sigmund…
La techno serait dans ce sens là une musique océanique.
Une mystique sauvage, sensation non canalisée par les traditions
initiatiques ou les églises. Une déréalisation, un
trouble subit du cours de la pensée, un espace temps
différent. Vertige de naître à une autre dimension,
d'accéder intuitivement à un savoir universel, afflux
inopiné de joie gratuite, imméritée, qui submerge
la personne.
L'impression d'être plein, pleinement vivant, totalement libre,
avec un sentiment d'appartenance à l'universel, simple
élément parmi les éléments. En captant la
vibration primordiale, on comprend qu'un même élan vital
nous anime tous depuis toujours et à jamais. La sensation
océanique salue le dépôt du fardeau de la
volonté personnelle. Un "lâcher prise" avec la
prétendue réalité qui emmène vers d'autres
rivages. La perception du réel change. Maintenant une impression
d'être brutalement confronté à une sorte de
"surréalité" éblouissante et écrasante. Un
univers aquatique, qui exprime un côté insondable, et
l'impression de ne plus trouver de point d'appui, mais aussi l'infini,
avec la temporalité particulière qui s'y rattache : la
sensation d'éternité.
La plupart des personnes ont peur de laisser tomber leurs
défenses et de se risquer dans l'aventure océanique. Mais
si l'on accepte de quitter la terre ferme et de s'abandonner au rythme
des courants, passé un premier moment d'angoisse, vient une
douce sensation d'apesanteur, de liberté infinie. Comme des
anémones de mer, nous laissons alors s'épanouir les
pseudopodes de notre sensibilité et nous plongeons dans
l'ivresse des profondeurs.
Cette "ouverture" est encouragée par certaines cultures qui ont
mis au point, génération après
génération, des rituels de passage, et des codes de
déchiffrement de cette expérience. Alors pourquoi notre
civilisation la néglige-t-elle et en fait au pire une pathologie
mentale, au mieux un simple égarement régressif ? La
recherche de la sensation océanique, cette quête quasi
mystique d'un bonheur sans condition, notre société
semble l'occulter. Or cette étape initiatique, tout comme la
mort, ne fait-elle pas cruellement retour dans ce raccourci de l'extase
qu'est la toxicomanie ?
Back to reality
Le mix va durer toute la nuit…
En sortant de la cour du manoir, encore tout imprégné de
ce déluge sensoriel, je tombe sur un autre spectacle. La
forêt s'est transformée en un véritable champ de
bataille. Un peu partout, les mômes dorment, par grappes.
D'autres, le regard vide, fixent le ciel ou les arbres, comme sans vie.
Que penser de cette accumulation de "cadavres" ? Là aussi,
voyons large.
N'importe quel rassemblement populaire laisse un sacré
goût d'amertume. Etes vous déjà passé
à Munich pendant la fête de la bière ? Quand les
mecs pissent à même le gravier, sous la table, l'urine qui
se mélange aux bières renversées, avec ces sangles
dans les toilettes, qui permettent de se pendre par les bras pour
gerber dans les dégueuloirs prévus à cet effet ?
Avez vous déjà traversé Nîmes au petit
matin, un lendemain de féria, quand les balayeuses ramassent les
cadavres qui gisent, le nez dans leur vomi, à même les
caniveaux ?
Avez vous assisté à un grand match de foot, avec son cortège d'imprévus ?
Pour m'être fait tabassé par les sections
néo-fascistes dans les chiottes du stade de Barcelone, pendant
le match légendaire Barcelone Madrid en finale de la coupe
d'espagne, j'ai saisi la mesure de l'influence du mélange
alcool-produits en situation d'hystérie collective non
maîtrisée.
Encore un coup d'oeil aussi dans le rétro, pour me remettre les
images du concert des Stones à Nice, en 81, avec les supporters
anglais qui se fixaient à la shooteuse à deux heures de
l'après midi, en plein cagnard. Les évacuations à
la chaîne, les pompiers qui arrosent le public pour tenter de
rafraîchir et éviter les hyperthermies.
Ici, finalement, très peu de cas "extrêmes", peu de prise
en charge par l'antenne médicale. Bien sûr, la plupart des
mômes sont un peu chargés, mais sont partis
s'écrouler quelques instants. Ensuite, ils se relèvent,
et repartent danser.
Partout dans le monde, le métissage musical planétaire
produit des vagues créatrices, et donc destructrices aussi. On
ne fait pas d'omelette sans casser des oeufs. Laissons juste aux
générations qui arrivent le loisir de profiter de la vie.
Faire leurs propres expériences hallucinatoires. Donnons leur
juste en amont les grilles de lecture du monde. Du fin fond du
Kazakhstan aux îles du Pacifique, des bordels chiliens aux
casemates israéliennes, de Miami à Alma Ata, de Melbourne
à Reykjavik, des entrepôts de Détroit aux clubs
londoniens, les mixes électroniques collent une
génération contre les murs. C'est comme çà
! Une belle musique d'époque.
La nuit passe ainsi comme un voyage en mer, en dehors du temps.
Six heures. J'ai soudain le sentiment qu'il faut que je
m'éloigne de tout ce barnaüm. L'appel du large. Les marins
finissent toujours par repartir du port… J'enjambe des dizaines
de corps qui dorment en vrac à même la pelouse
trempée. A l'entrée, les dealers vendent leurs derniers
sachets de pilules. Les bénévoles commencent à
plier les barrières. Il reste des centaines de jeunes qui vont
danser jusqu'à midi… Je m'éloigne du manoir dans
une sorte de coma auditif. Jusqu'à Brest, les infra basses
résonneront dans la nuit ! Il me reste huit kilomètres en
courant, dans le petit matin, sur ces grandes avenues désertes
encore éclairées au sodium, en mangeant la bruine, qui
maintenant n'arrête pas de tomber.
=:-)
Pour ceux qui veulent aller plus loin :
* "Ocean of Sounds", l'excellent livre de David TOOP.
* "La musique techno : approches anthropologiques" Guillaume KOSMICKI.
* "Musique techno : art du vide ou société alternative ?" Béatrice MABILLON-BONFILS.
* "L'instant éternel" Michel MAFFESOLI.
* "Malaise dans la civilisation" Sigmund FREUD.
* "La mystique sauvage. Aux antipodes de l'esprit". M. HULIN
* "Mille plateaux" DELEUZE et GUATTARI.
