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Antarctique - "Chassé-croisé"
L’expédition Transantarctica
Le 28 avril 1989, l'équipe du Docteur Jean Louis Etienne partait
pour la plus grande traversée jamais réalisée du
continent Antarctique. Née de l'incroyable rencontre de
Jean-Louis Etienne et de Will Steger sur la route du Pôle Nord le
9 avril 1986, cette expédition extraordinaire a
nécessité deux années d'intense
préparation. 6300 kilomètres parcourus en ski, 213 jours
de marche, derrière les chariots tirés par des chiens de
traîneau par des températures qui descendent à
–49°C
C’est ce qui attend l’équipage de Jean-Louis
Étienne, accompagné de 5 autres explorateurs : un
Américain, un Russe, un Britannique, un Japonais et un Chinois.
Le but de cette mission est essentiellement symbolique. Il s’agit
de faire connaître la particularité de l’Antarctique
qui vient d’être déclarée “terre
universelle”. Un traité a été signé
qui interdit jusqu’en 2045 à tout pays de
s’approprier ce territoire et de l’exploiter. Les
scientifiques du monde entier peuvent y effectuer des recherches en
toute tranquillité. Il faudra 7 mois à
l’expédition internationale guidée par Jean-Louis
Étienne pour rejoindre la côte est.
L'Antarctique : régulateur planétaire
Situé à 1000 km de la pointe australe de
l'Amérique, à 2500 km de l'Australie et à 4000 km
du Cap de Bonne Espérance, l'Antarctique est un continent de 14
millions de km2, soit deux fois la superficie de l'Australie, 1,5 fois
celle des USA ou 23 fois celle de la France. Le continent austral
renferme un volume de glace d'environ 30 millions de km3, soit 90% de
la glace de notre planète, résultat d'une accumulation de
quelque 100.000 ans de chute de neige.
Il y a 150 à 160 millions d'années, un super
continent appelé Gondwana se trouvait dans
l'hémisphère sud. Au bout de 30 millions d'années,
le Gondwana s'est fracturé et a donné naissance à
l'Afrique, à l'Amérique du Sud, à l'Inde et
à l'Australie qui se sont déplacés vers le nord,
et à l'Antarctique. Celui-ci a dérivé lentement
et, il y a 60 millions d'années, s'est centré sur le
Pôle Sud. Il y avait alors un climat tempéré et
relativement homogène sur tout le globe. Au cours des 30
millions d'années qui ont suivi, le continent blanc s'est
trouvé isolé, par un courant marin circumpolaire
entraînant un processus de glaciation. Par la suite, il a
influé sur le climat planétaire et, partant sur
l'évolution et le développement des espèces
vivantes.
Un continent voué à la recherche
Couvert à 98% de glace, l'Antarctique constitue un
véritable laboratoire pour les chercheurs du monde entier. Ce
continent est en quelque sorte la mémoire du climat. En
prélevant des carottes glacières à plus de 2 km de
profondeur, les glaciologues étudient la composition de notre
atmosphère depuis 150.000 ans. On y décèle la
trace d'anciennes éruptions volcaniques et, surtout,
l'enregistrement de l'impact des activités humaines pendant les
deux derniers siècles. Des études conduites à
partir de ces observations permettront de mieux prévoir
l'évolution du climat.
En 1957-58 a eu lieu l'Année Géophysique Internationale,
effort de recherche sans précédent déployé
par toutes les grandes nations. A la suite de cette coopération
fut rédigé, puis ratifié en 1961, pour 30 ans, le
Traité de l'Antarctique. Son objet est la protection de
l'Antarctique de la convoitise des nations (qui avaient
déjà revendiqué des portions de l'Antarctique),
ainsi que des fléaux modernes (guerre, pollution). La clé
de voûte de ce Traité est l'article 4 qui reconnaît
la copropriété mondiale de l'Antarctique, ce qui signifie
que ce continent appartient à tous. Ce traité a rendu
possible que le continent blanc soit resté pendant 30 ans une
terre de paix et de recherches scientifiques où même au
temps de la guerre froide, toutes les nations ont toujours vécu
en bonne harmonie.. Plus récemment, un grand danger a
été évité pour l'Antarctique, grâce
à un éclair de lucidité des dirigeants mondiaux,
et surtout grâce à la mobilisation de la population
mondiale. A la suite de la tentative de certaines nations de faire
adopter la Convention de Wellington, qui autorisait sous conditions des
recherches minières, fut adoptée une suite au
traité garantissant la protection totale de l'Antarctique pour
une durée de 50 ans.
A l'heure actuelle de nombreux pays ont établis des bases
scientifiques en Antarctique, et surtout dans les îles qui
l'entourent. Ces bases ont pour objet la recherche scientifique dans
tous ses aspects (géologie, géomagnétisme,
glaciologie, médecine, biologie, météorologie,
etc.).
Lundi 26 Février 1990
La porte de l'avion s'est ouverte sur une vision hallucinante.
Nous avons quitté l'Afrique en sandales, sous la pluie chaude
des tropiques. Ici, l'air glacial court sur une immense étendue
de neige, à perte de vue.
Premiers pas.
A l'horizon, des dizaines d'icebergs, déjà
bloqués dans la banquise. Quelques sommets émergent de la
gangue de glace. Incroyable sensation d'avoir posé le pied sur
le septième continent. Le gros porteur Illiouchin 76 est
posé sur la neige, comme un énorme insecte qui n'aurait
pas sa place, ici, dans cet univers de glace.
L'avion assure la relève du personnel des bases
soviétiques en Antarctique. La 34 éme Expédition
Antarctique Soviétique se termine, la 35 éme
expédition descend de l'avion. Embrassades chaleureuses…
chaque expédition dure un an !!
Ceux de la base ont presque tous la barbe… une chapka, un
ensemble en cuir marron et des lunettes d'aviateur des années 50
pour se protéger du vent. Aux pieds, des bottes,
intérieur en peau de chien, extérieur en peau de mouton,
semelles en feutre, qui montent au dessus du genou.
Nous embarquons à l'arrière d'un de ces
véhicules à chenilles sortis tout droit d'une autre
planète.
Vadim est chauffeur de ce type d'engin adapté à
l'Antarctique. Le visage buriné par le soleil et le vent, il a
une petite stalactite de glace dans la barbe. Une demie heure de voyage
dans un bruit infernal, en suivant les balises plantées dans la
neige tous les dix mètres, le long de la piste.
Molodezhnaya est la plus grosse base soviétique,
construite au bord de la mer. une vingtaine de bâtiments sur
pilotis sont reliés entre eux par des chemins de câble eux
aussi sur pilotis. Tout est prévu pour des conditions
climatiques extrêmes.
Nous sommes en automne, il fait - 15°C. Mais bientôt
l'hiver avec ses grands froids et le blizzard, pouvant atteindre 200
km/h.
Un bâtiment central, avec cuisine, réfectoire, salle
de cinéma, ping-pong, et différents jeux. Autour les
bâtiments dortoirs, une infirmerie-hôpital, un
bâtiment radio, une lingerie-sauna, et bien sûr les
bâtiments scientifiques. Un peu à l'écart un
énorme groupe électrogène tourne en permanence,
alimenté par d'énormes cuves de carburant situées
au bord de la mer.
Côté calotte glaciaire, il y a un petit
aéroport, avec trois bimoteurs à hélices
(modèle Illiouchin 14) démontés : les
pièces permettent d'en maintenir un en état de vol (la
météo capricieuse et les conditions de vol
démentes expliquent les nombreux accidents…).
Molodezhnaya est en quelque sorte la capitale de l'Antarctique
Soviétique. Cent soixante dix personnes vivent ici, uniquement
des hommes.
L'activité, c'est l'observation et la recherche
scientifique : Météorologie, Ecologie, Médecine,
Géologie, et Etude de la haute atmosphère (par lancer de
roquettes météo), ce qui est la spécificité
de la base.
Mardi 27 Février
Je me suis réveillé sans savoir vraiment où
j'étais (cela fait une semaine que j'ai quitté Moscou
pour l'Antarctique, via Léningrad, le Yémen, et une
longue escale au Mozambique…).
Juste en face du bâtiment, il y a un poteau indicateur des
distances pour les différentes villes d'Union Soviétique
: "Moscou = 14000 kms, etc… et puis au bas, une inscription
qu'un soviétique me traduit : "Toilettes des femmes à
12000 kms"…
Aujourd'hui mauvais temps. le vent glacial pousse la neige
à l'horizontale, les congères se reforment vite. personne
ou presque à l'extérieur, les hommes dorment dans les
bâtiments où ils travaillent pour éviter au maximum
les déplacements.
Nous sommes invités pour le café chez Vladislav
PIGUZOV, le chef de la 35 éme expédition Antarctique
Soviétique, responsable de la base. Dans son bureau spartiate,
une radio onde courtes, un téléphone, des tasses et du
sucre, et, sur le bord de la fenêtre, un petit liseron
desséché, qui a dû fleurir cet
été…
Vladislav nous parle de ses hommes, tous volontaires. Civils et
techniciens, pour la plupart. En tous cas, pas de militaires,
contrairement aux bases américaines (par exemple Mac Murdo,
à l'opposé du continent, fait travailler des marines pour
tout ce qui ne concerne pas la recherche scientifique).
Pas de femmes, et c'est dur.
Dans les chambres, sur les lieux de travail, dans les couloirs,
partout des posters porno. Et dehors, toujours le mauvais temps.
Ici, il fait - 45°C en hiver. Ce n'est rien à
côté de Vostok, la base soviétique installée
au Pôle Sud Magnétique. Vostok est à 3500
mètres d'altitude, posée sur la calotte glaciaire. Les
bâtiments s'enfonçent inexorablement dans la glace. Le
record absolu de température y a été
enregistré, à - 89°C !!! Les avions ont des
difficultés pour se poser sur la glace et décoller, et
les relèves des équipes sont difficiles. Souvent la base
est coupée du reste du continent pendant plusieurs mois.
Quand on leur pose des questions sur l'enjeu économique de
l'Antarctique, les soviétiques d'ici répondent en disant
qu'il faut faire très attention au développement. Si
quelqu'un commence l'exploitation minière, par exemple, ce sera
un engrenage définitif et catastrophique.
Le continent antarctique est le seul endroit où cohabitent
des nations très différentes sans armes et sans conflit.
Il faudrait le déclarer Parc Mondial. une sorte de
réserve internationale.
Mais les avis personnels des soviétiques de la base de
Molodezhnaya ne sont bien sûr pas forcément l'avis des
pouvoirs des grandes puissances. Ici les scientifiques se battent pour
préserver un équilibre écologique fondamental ,
qui, s'il est rompu, serait catastrophique pour la planète
entière. Mais l'inertie est énorme, et les positions des
gouvernements pas si claires.
Mercredi 28 Février
Je dois rejoindre Mirny, à 2300 kilomètres de
là. Mais les conditions météo doivent être
bonnes sur tout le parcours.
L'Antarctique est le lieu d'où partent les cyclones. Ils
balayent les côtes, en tournant autour du pôle, puis
s'éloignent, prévus et suivis par les différentes
bases qui se communiquent les informations. Le cyclone qui soufflait
sur Molodeszhnaya il y a deux jours est maintenant sur Mirny.
D'une base à l'autre, les soviétiques utilisent des
petits avions Iliouchin 14 rafistolés, dont la moitié des
sièges ont été condamnés pour installer
d'énormes réserves de carburant. Interdit de fumer…
Des centaines de kilomètres de vol sans instruments, au
dessus de la calotte glaciaire déserte, en évitant les
tempêtes. des conditions de vol très délicates, la
mise en jeu de vie humaines.
Pour l'instant il faut peser les bagages, car l'avion a des
limites de sécurité infranchissables. Tout le poids
gagné sur les bagages sera remplacé par du carburant
supplémentaire !!! Il vaut mieux augmenter la marge de
sécurité au maximum. En effet un vent de face plus fort
que prévu augmenterait la consommation, et un atterrissage en
catastrophe sur la calotte glaciaire…
J'ai visité le cimetière de la base : sur toutes
les tombes, il y a une croix avec un sommet une petite hélice
d'avion qui tourne dans le vent, face à la mer…
Pour l'instant, impossible de décoller. Il fait trop mauvais.
Lunch au réfectoire, avec du poisson, du riz, de la
viande, et toujours ces énormes cornichons à la russe. Un
vrai délice.
Je rencontre Alex et Igor, opérateurs radio dans la base.
Ils dorment à deux dans une minuscule chambre dont les murs sont
couverts d'affiches et de posters : Rambo, des filles à demi
nues, et des photos porno, vieillies, jaunies. invraisemblable
cafarnaüm, où le thermoplongeur côtoie une radio onde
courte, le miel d'Ukraine, les gâteaux, la confiture, une petite
sculpture faite de tôle pliée, la photo de leur
femme… et des enfants. Aussi la photo de la voiture qu'ils ont
acheté, et qu'ils partagent, à cinq, en URSS.
Alex a établi par hasard une liaison avec un
opérateur radio d'une base australienne, il y a trois mois.
Quand il lui a demandé en morse s'il avait une femme, on lui a
répondu : "No, a boyfriend !". Alex a répondu que
c'était bizarre pour lui d'être homosexuel. Réponse
: "Hi, Hi, Hi…" sur le téléscripteur, puis : "je
suis une femme !"
Depuis, ils correspondent de temps en temps, par courrier aussi
(les lettres partent de la base australienne de Davis, en bateau
jusqu'en Australie, puis en avion en URSS, puis de Moscou à
Léningrad où elles partent sur un bateau au Mozambique,
enfin un brise glace les apportent à Molodezhanaya…), et
elle lui a envoyé une photo pour le Nouvel An. Ils ne se
rencontreront certainement jamais…
Fin d'après midi. Beau temps relatif.
Nous apercevons de nouveau les icebergs bloqués dans la
banquise. A deux kilomètres environ, des éléphants
de mer s'ébattent sur le "pack", minuscules silhouettes donnant
tout à coup le sens des distances, la réalité de
ce paysage gigantesque.
Sauna : atmosphère irrespirable pendant les
premières minutes, atmosphère qui contraste avec la
température extérieure. Sueur, buée, corps nus des
soviétiques de la base. Nous nous aspergeons mutuellement avec
de grosses bassines émaillées remplies d'eau bouillante.
Plaisir sans nom d'être étendu sur les lattes de bois
brûlantes du sauna. Transpiration. un bouquet de chêne pour
se fouetter la peau. Le corps qui se détend. Bonheur.
Jeudi 01 Mars
Finalement, nous sommes partis. Depuis trois heures nous
survolons la calotte glaciaire à bord de cet Iliouchin 14,
bimoteur à hélices. Altitude de vol : 2300 mètres.
Immense étendue étincelante à l'infini, avec
à droite, à l'horizon, des montagnes verglacées
qui émergent.
Pendant les premièrs kilomètres de vol, la liaison
avec la base se fait par morse, grâce à un petit appareil
en bakélite et métal installé sur une petite
tablette repliable : dès qu’on est hors de portée,
quand il reste environ 2200 kilomètres de vol,
l’opérateur morse replie le bazar et se transforme en
cuisto. Il faut préparer les patates chaudes, qui seront servies
avec les gros cornichons. Je me gave de thé brûlant.
A l’arrière, les toilettes sont constituées
d’un seau gelé, on est en équilibre entre les
fûts de kérosène. Il fait - 20 dans la queue de
l’avion, c’est assez sain d’ailleurs.
Le copilote fait la navigation au sextant ! Ils ont
remplacé les hublots de l’avant par des bulles en
plexiglass, qui permettent de sortir littéralement de la
carlingue en vol, pour viser le soleil…
Après un passage à 3600 mètres d'altitude,
pour éviter une formation nuageuse, l'avion s'approche de la
côte, découvrant une théorie d'icebergs tabulaires,
éparpillés sur l'océan, et entourés de
petites miettes de glace, autant de points brillants dans le
bleuté sombre de l'eau.
A l'avant, dans le minuscule espace réservé
à la cuisine, un des soviétiques fait cuire des patates
et prépare du thé. Il me parle des conditions de vol
démentes sur l'ensemble du septième continent. Les
fenêtres météo sont rares, les vents violents
souvent imprévisibles, on vole à vue, sans
instruments…
Il y a quelques jours, un avion qui devait rejoindre Vostok - la
base installée au pôle sud d'inacessibilité - n'a
jamais atteint son but… L'iliouchin s'était posé
en catastrophe sur la calotte glaciaire, dans le mauvais temps, et
avait cassé son train d'atterrissage. Température : -
30° C…
Il faut dire que pendant les dernières dizaines de
kilomètres du trajet entre la côte et la base, l'avion se
déplace au ras de la glace.
Une opération de secours (avion parti de la base de Mirny
+ hélicoptère Sikorsky parti d'un brise glace naviguant
pas très loin) est parvenu à retrouver l'appareil dans le
mauvais temps ! De l'hélicoptère, on a d'abord
largué des sacs de vivre que le commandant de l'Iliouchin a pu
retrouver dans la tempête.
Il faut réagir vite, car en quelques jours, dans la
tempête, la moindre aspérité est recouverte d'une
gangue de glace, et tout disparaît.
Finalement, profitant d'une accalmie, l'équipage a pu
être récupéré par
l'hélicoptère. Mais le mauvais temps s'est à
nouveau levé, sur le chemin du retour. Pour rentrer à
Mirny, l'avion guidait l'hélicoptère dans la nuit et la
tourmente. Entre temps le brise glace a cassé la banquise, pour
venir se mettre en position dans l'axe de la piste d'atterrissage, tous
phares allumés, pour permettre à tout le monde de se
poser. Les hommes de la base ont posé des bidons pleins d'huile
en flamme pour éclairer la piste. Hélicoptère,
puis avion, se sont finalement posés sans encombres. Bilan :
tout le monde sain et sauf, et la vodka qui coule à flots
pendants deux jours !!!!
Pour l’instant, à une heure de vol de Mirny, nous avons fait demi tour, il fait trop mauvais !
Nous volons en sens inverse pendant environ une heure et demie,
puis, au milieu de nulle part, nous commençons une descente.
L’ambiance a changé à bord.
L’équipage est sollicité pour repérer un
endroit où nous devons se poser. Assez vite, tout le monde
s’y met. Collés aux hublots, nous fouillons des yeux cet
immense désert blanc encombré de nuages.
Le pilote fait ce qu’il peut, mettant tour à tour
les gazs, ou au contraire laissant tout aller pour perdre de
l’altitude, et ainsi espèrer se glisser entre les bancs de
brouillard. Il y en a beaucoup du brouillard, justement, alors nous
faisons de grands cercles pour essayer de voir quelque chose. Bien
sûr, aucune liaison avec le sol.
De temps en temps, la couche de nuages se déchire et
laisse entrevoir d’immenses icebergs craquelés,
échappés d’une sorte de fjord. Nous cherchons
à nous poser au fond d’une baie, protégée
des vents catabatiques. Mais pour l’instant, nous sommes repartis
vers le large, et le pilote refait un passage dans le secteur où
est supposé être la piste…
Entre deux bancs de brume, au ras des icebergs,
j’aperçois tout à coup une trace. Je crie dans la
carlingue. L’information est traduite en soviétique par
tout l’équipage qui hurle, l’avion vire de bord,
à droite, puis très serré à gauche. Nous
sommes à quelques mètres au dessus de la neige. Le pilote
fait encore un demi tour pour mettre l’appareil face au vent, et
nous nous posons in extremis, entre deux bancs de brouillard. Dans une
demie heure, il fait nuit…
Je ne sais pas comment le pilote a fait pour voir le “terrain”.
Pas mécontents de sortir, nous faisons quelques pas dans
la neige fraîche. Il y a une petite cabane en bois, avec deux
soviétiques, qui sont en charge d’entretenir une piste
d’atterrissage d’urgence, celle sur laquelle nous venons de
nous poser. Nous les félicitons pour leur constance !
Les russes vont fêter cet “atterrissage” chez eux, à grands renforts de vodka.
Il faut dire qu’il fait - 25°C. Engoncés dans
les duvets, nous passons la nuit dans la carlingue de l’appareil,
bien sûr sans chauffage.
Vendredi 02 Mars
Le lendemain, nous arrivons in extremis à Mirny.
La base soviétique de Mirny est au bord de
l’océan, sur une sorte d’avancée rocheuse.
Elle surplombe la banquise.
C’est un des derniers endroits où la banquise se forme. Alors c’est un point logistique important.
L’expédition Transantarctica arrive au terme de son long trajet sur la calotte glaciaire antarctique.
Après 6 mois d’expédition, plus de 6000
kilomètres sur la calotte glaciaire, les 6 membres de
l’expédition Transantarctica rejoignent la base.
Emotion de ces six hommes qui ont passé tout ce temps sur
la calotte glaciaire. Les derniers jours furent parmi les plus
difficiles, les conditions météorologiques étant
terribles à l’approche de la côte. Une incroyable
leçon d’endurance et d’entraide.
Nous retransmettons l’évènement sur les
chaînes de télévision du monde entier. Il
s’agit de la première liaison télé par
satellite depuis le continent antarctique. Nous avons apporté la
“mouche”, une mini-régie de direct, couplée
à une antenne satellite, l’ensemble étant
conditionné en fly case, et donc transportable partout
facilement. Le signal vidéo et son part de Mirny, où nous
pointons un satellite indien, géostationnaire dans
l’océan indien, puis redescend sur New Delhi, est
renvoyé sur un satellite soviétique, et il atteint
Moscou. De là, il est renvoyé sur les autres pays par la
chaîne plus traditionnelle d’échanges
d’images…
Je filme l'arrivée en direct, et nourrit les news avec de
petits reportages, puis nous assurons 24 heures
d’émissions presque non stop, à destination de la
France, du Japon, de la Chine, de l’URSS, de la Grande Bretagne,
de l’Italie, de la Nouvelle Zélande, de l’Australie,
et des Etats Unis.
Lundi 05 Mars
Un temps magnifique aujourd’hui. Epuisés, nous
émergeons vers midi, au moment où la caravane terrestre
qui assure la relève des bases soviétiques à
l’intérieur du continent arrive. Le convoi de
véhicules à chenilles a parcouru plus de 1200
kilomètres sur le continent, et zigzagué entre les
crevasses sur la dernière partie du parcours, quand la calotte
glaciaire redescend vers la côte. Pas d’accident. Juste
bloqués par la tempête des jours derniers.
Les gars de la base ont préparé le gâteau traditionnel, et la vodka.
Mardi 06 Mars
De nouveau le mauvais temps.
Dans la tourmente, je rejoins la chambre, dans l'autre
bâtiment. Quand la tempête est forte, nous sommes
obligés de nous accrocher à des mains courantes qui
longent les bâtiments.
Alerte 2 : il faut sortir accompagnés, en se tenant par la main.
Quand c‘est l’alerte 3, il faut sortir en se tenant trois par trois.
Nous sommes obligés de passer des contrats pour aller
manger, dans l’autre bâtiment. “Dis, tu viens manger
avec moi ?”
L'an dernier, un gars s'est fait embarqué par le vent en
débouchant à l'angle du bâtiment. Emporté
par la bourrasque, il a roulé dans la neige. Disparu dans la
tourmente, le vent l'a traîné jusqu'à la mer…
Au large, le professeur Zubov (navire soviétique qui
assure la liaison entre l'Antarctique et l'Australie - 10 jours de
navigation) vient d'arriver, et mouille au milieu des icebergs dans la
tempête.
Nous tentons un décollage de retour, mais une crevasse de
deux mètres de large a coupé la piste de
décollage, interdisant tout voyage de retour pour le moment.
Mercredi 07 Mars
Les choses s’accélèrent tout à coup.
A midi, profitant d'une vague rémission dans la
tempête, nous nous engouffrons dans l'avion. Malgré la
crevasse, et le mauvais temps, l’équipage a
décidé que c’était le moment pour rentrer
sur Molodezhnaya.
Je me bloque à côté du hublot. Emotion : nous
avions de la neige jusqu'aux genoux… Les hommes de la base ont
dammé la piste, mais bon…!!!
L'appareil s'élance. Mirny en travelling. Nous rasons les icebergs…
Jeudi 08 Mars
Molodezhnaya.
Un soviétique qui reste là a sorti son
accordéon, et les notes de musique dans le froid perçant
du petit matin ont quelque chose d'étrange. Embrassades.
Nous rentrons avec les soviétiques de la base qui ont
passé un an sur ce continent inhumain. Chassé
croisé. Ils rentrent à Moscou via l'Afrique et le
Yémen.
Long voyage de retour vers l’Afrique.
Pendant la descente sur Maputo, au Mozambique, dans ce gros
porteur Iliouchin 76 qui ramène à Moscou les hommes de
l'Antarctique, alors qu'on échangeait fourrures et gore-tex
contre shorts et sandales, un gars est passé parmi nous. Il
avait un sac plastique et nous a distribué à chacun un
préservatif…
Les russes vont rester là une semaine. Escale technique obligatoire avant de retrouver les familles.
De mon côté, j'affrête un avion privé
avec un journaliste italien, un petit 6 places. Nous partons vers
l'Afrique du Sud.
Trois heures de vol au dessus de la forêt tropicale et des
zones de brousse, en zigzaguant pour éviter les zones de
guérilla, pour se poser au milieu des 747 sur l'aéroport
de Johannesbourg…
Dans la nuit, vol retour sur Paris.
Le surlendemain, je repars dans le grand nord canadien.
=:-)