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Good morning Afghanistan


Novembre 2005
Extraits journal de bord



Nous voici de retour à la capitale, après un viron dans le nord du pays.
Nous étions à la frontière avec l'Ouzbékistan, puis à Mazar-e-Charif.
La météo est superbe, après le passage d'une grosse perturbation. Nous avons eu une tempête de neige pour passer le tunnel du Salang à 3300 mètres d'altitude.

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Camions en travers, panique sur la route, c'était épique. De l'autre côté, la descente vers les grandes plaines du nord, avec les plantations de riz, tenues par les Turkmènes, les caravanes de chameaux, etc.
Mazar-e-Charif, et sa mosquée bleue. 1 Million d'habitants, un mélange ethnique incroyable.
Les paysages sont magnifiques, les gens très sympa dans les campagnes, mais le pays est meurtri par 30 ans de guerre, c'est terrible. Partout, bien sûr, les histoires des familles brisées par le conflit. Histoires d'alliances, de collaborations, de corruption, de fuite dans le pays, hivers terribles, négociations avec les chefs de guerre, etc...
La réalité de la guerre dépasse toutes les fictions.

Je retrouve par contre avec plaisir les ambiances des pays d'Asie centrale. La pureté de l'air des montagnes, les économies d'autarcie, tournées dans les campagnes sur une agriculture très traditionnelle.
Et puis partout le recyclage des blessures de la guerre, le bricolage des ponts, la transformation des chars soviétiques.
Sur la route de Djalalabad, plus de 1000 chars ont été ainsi abandonnés.
Les forces de l'ISAF patrouillent dans le nord, et à Kaboul, les ong tentent d'établir des écoles, de refaire les dispensaires, mais sont critiquées par les afghans, car elles détournent le fric.
A Mazar e Charif, les anglais patrouillent à pied dans le marché, en plein milieu du souk.

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Mais à quelques centaines de mètres, il y a le célèbre Bouzkatchi, avec toute la foule qui hurle, les chevaux qui piaffent, et les cavaliers qui se battent pour attraper la peau d'un mouton dans la poussière. Ambiances comme au temps de Kipling ou Kessel, sauf que le champ est au pied d'un ancien silo a grain déglingué, construit par les soviétiques, que les cavaliers passent des coups de fil sur leur portable pendant les pauses...

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Les américains ont bien sûr une attitude totalement différente. Particulièrement haïs par la population, ils traquent dans le sud du pays les Talibans, Ben Laden, et le Mollah Omar, qui, à la fin du ramadan, a relancé des messages d'appel à la guerre sainte contre l'envahisseur.
Nous voici de retour à Kaboul. La situation est tendue, mais sous contrôle.
Demain, Hérat, dans l'ouest.



Kaboul est une ville indescriptible, vraiment. Cette après midi, nous avons traversé le souk du centre ville, établi dans les ruines du quartier historique, bombardé par Massoud pendant la guerre civile. Ce pays est fait d'alliances entre chefs de guerre, qui sont aujourd'hui à la tête du gouvernement de coalition établi par les américains, et les forces de l'ISAF.
Les forces américaines continuent à traquer les talibans dans le sud du pays, mais n'ont rien réglé des questions de reconstruction et de développement. Elles ont laissé cela aux ONG, qui patinent dans les problèmes logistiques, et la corruption généralisée...
Qui plus est, elles ont propulsé dans le gouvernement de coalition des grands chefs de guerre. Et les américains ont aussi fait tellement d'erreurs, en bombardant des villages d'innocents qu'ils se sont mis à dos la population entière, ou à peu près.

Le pays est magnifique. Nous rentrons donc de Mazar e Charif, et partons demain pour Hérat, dans l'Ouest du pays vers la frontière de l'Iran.
  

A Kaboul, l'activité est intense, les journées courtes au niveau des heures de soleil, mais chargées quand même.
Nous dormons dans une guest house gardée par des hommes en armes. Partout il y a des contrôles, des Check point. Les recommandations des Nations Unies, en direction de leurs membres sur place, sont alarmistes, leur recommandant de ne pas sortir. Il reste donc les techniciens et les commerciaux des différentes entreprises, les indiens qui viennent faire leur bizness, et les gens des ong, ainsi qu'un peu de presse, venue couvrir le résultat des élections parlementaires, publiées hier.
C'est sûr qu'il y a des quartiers qu'il ne vaut mieux pas fréquenter la nuit venue.
Par contre, quand on sort de la capitale, la situation est moins tendue.
Les déplacements sont longs, les routes endormissantes parfois.

Ce voyage va bien sûr me transformer encore plus en profondeur. Disons plutôt qu'il va rajouter une couche dans ma prise de conscience du monde.
Il est urgent de voyager, pour mettre en perspective nos discours, nos idées, les théories qu'il est facile de se fabriquer, à l'abri, bien au chaud sous la couette. Quand on voit la situation dans laquelle se tient la grande partie de la planète, cela a parfois un côté désespérant.
Dans notre vie de privilégiés sédentaires, on finit par oublier. Les images qu'on reçoit sont tellement désincarnées, elles paraissent irréelles, à moins d'être particulièrement attentif, je ne sais pas.
Tellement de choses paraissent dérisoires et futiles, vues d'ici.
Je le sais bien, c'est à chaque fois pareil, depuis que je suis parti sur les routes du monde, il y a 21 ans. C'est peut être pour cela que je parais cynique parfois, ou critique sur tout. Chaque fois que je rentre en France, je ne comprends pas pourquoi les gens de plaignent, pourquoi ils râlent.

La situation de ce pays en une sorte de chaos. On ne voit pas comment ils vont pouvoir s'en sortir.
Aqbar, notre "fixeur", est un ancien bizness man d'origine afghane. C'est un personnage incroyable...
Il a perdu 700 000 dollars dans un trafic de cigarettes, racketté par la mafia ouzbèque, à Tachkent, qui lui a donné vingt quatre heures pour quitter le pays... Il cherche à vendre un grand cinéma de Kaboul, dont il a eu l'héritage.
Son père a été tué par les soviétiques pendant l'invasion russe...
Son fils de 3 ans a été kidnappé en 2003 par des criminels à Kaboul, qui ont exigé une rançon. Il a découvert son corps deux jours après...
Sa famille est en exil à Peshawar, au Pakistan.
Aujourd'hui, il travaille pour la presse étrangère, à 100 dollars par jour, et ne rêve que d'une chose : quitter le pays et aller s'installer au Canada. On n'arrête pas de le charrier là dessus.
Les gens ont des destinées incroyables, ici comme partout, d'ailleurs.

Qu'est-ce que cela veut dire avoir du temps pour soi ?
Je ne sais pas.
J'ai parfois le sentiment d'avoir trop voyagé.
D'avoir accumulé trop d'images, trop de rencontres. Disons plus qu'il n'en faut pour ma petite tête, qui parfois réclame du silence.



Bien sûr, on a crevé dans le tunnel de Salang. Rappelez vous, c'était la tempête de neige, à 3300 mètres d'altitude. Les chaînes se sont détendues, en roulant, et le pneu a éclaté.
Warning, frontale, cric pourri, et les camions qui klaxonnent. L'air est totalement irrespirable. Quarante cinq minutes pour arriver à régler le problème. Les voitures se doublent dans le tunnel à peine éclairé. Un cauchemar. On a pris du dioxyde de carbone pour 10 ans.

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De l'autre côté du tunnel, en descendant vers Mazar-e-Charif, on tombe sur une grande vallée.
Agriculture traditionnelle en terrasse, riz, coton, arbres fruitiers (grenades), élevage.
Au carrefour pour Kunduz, c'est la ville de Pul-I-Khumri, où nous recherchons deux russes, qui sont restés dans le pays, après le retrait de l'armée rouge !!!
Première piste, un russe qui est aujourd'hui flic. Direction la caserne. Bourré à la vodka et au haschisch, le flic nous jette de sa maison. Son supérieur nous garantit qu'il ira mieux demain. Pas sûr... Alors notre fixeur va voir le "commander", aujourd'hui chef spirituel d'une tendance assez extrême de l'islam local. Le genre de mec avec qui il vaut mieux être ami. Celui ci nous file rendez vous le lendemain.

Nuit au "Swedish Development Program" (pas de suédoises, rassurez vous, juste trois afghans miteux, dont l'un deux passe sans conviction un miroir sous le toyota pour voir s'il n est pas piégé ( Hé on est pas cons, on va pas se faire sauter nous même quand même..!! - Y a eu tellement de bastons ici qu'ils ne savent plus qui est qui...). Bref, c'est quand même une sorte de petit havre de tranquillité, sous les arbres, dans une sorte de parc. Douche froide et haricot qui font péter. Dehors des trombes d'eau, la boue partout. Heureusement, les piaules sont surchauffées par une petite résistance qui grésille. Il faut démonter la pile de l'horloge en formica pour espérer trouver le sommeil.

Le lendemain.
Rencontre avec Youri, un russe avec une belle gueule, qui a été "capturé" par les Moudjahdines pendant les combats. Il est aujourd'hui converti à l'islam, marié, et un fils de trois ans.
Thé au milieu des barbus, dans une petite salle basse, à l'étage d'une maison en terre, au bout d'une ruelle encombrée d'immondices, et d'un torrent de boue.
Youri accepte de parler. Destin incroyable de cet homme, qui a eu la vie sauve certainement parce qu'il faisait du bizness avec les afghans pendant son armée ( il avouera plus tard vendre les stocks d'essence).
Les barbus racontent la guerre, les déplacements incessants pendant des années, les coalitions, l'islam des montagnes, leur vision du monde. Passionnant.
Youri est tout content, chez lui, un peu plus tard, d'échanger trois mots de russe avec Diego (il sort avec une russe en ce moment, trop cool). Ils sont sympas ces russes quand même.





Lundi 14 Novembre
(28 du 8 mois de 1384)

Il y a eu ce vol incroyable pour Hérat. Pour atteindre l'avion, il a fallu courir à pied à travers les check point, pour éviter les embouteillages causés par un convoi officiel, Aqbar dit qu'il s'agit de Karze, le président. Un convoi toutes sirènes hurlantes, précédé par des pick up remplis d'hommes en armes.
Décollage du boeing bondé. Tout de suite, le paysage est fantastique. Nous survolons une immense chaîne de montagnes. En fond de décor, tout le massif de l'Hindu Kouch, et ses cimes enneigées.
Une heure et demie de vol, et nous voici à Hérat, une immense ville, posée au milieu d'une sorte de désert, au pied de collines érodées par les pluies.
Ambiance totalement différente de Kaboul. Ici, des rangées d'arbres bordent les avenues.
Hérat, la ville conservatrice de l'Afghanistan. Les femmes sont toutes voilées.
Pendant le régime des talibans, les gens sont partis en Iran, considéré comme une sorte de paradis (c'est dire !!!). Au retour, c'est la déprime. Ici, pour échapper aux maris dopés au shit, les femmes s'immolent par le feu. 230 femmes se sont brûlées cette année à Hérat...

Pour l'instant, nous visitons l'asile de fous, une sorte de cauchemar glauquissime, ou une partie des occupants pensent que les talibans tiennent toujours le pays. Les responsables sont partis. Nous tombons sur un "tas" de fous. Excusez l'expression, mais c'est çà...
C'est toujours délicat de discuter avec des "fous". La situation est ubuesque. Aqbar, pas trop habitué, nous dit qu'il vaut mieux ne pas trop rentrer. Diego et moi entamons la conversation. Totalement surréaliste.
Ici, on a enfermé des opposants, qui gênaient les chefs de guerre dans leurs desseins. Il s'agit d'une sorte de prison politique en fait. Mais l'affaire n'est pas très claire.
Nous partons, en promettant de téléphoner à Poutine, Bush et Karzai, pour parler de la situation des fous d'Hérat.

Mardi 15 Novembre

Rendez vous avec une femme parlementaire, qui s'est faite élire sur un programme incroyable : elle se bat pour l'évolution de la condition féminine.
Elle a vécu en Iran, et à son retour, au lieu d'acheter des bijoux, elle a monté un club de sport pour femmes ! Elle a installé dans le sous sol une véritable salle de musculation, avec des appareils pourris couverts de poussière, mais qui fonctionnent.
Une trentaine de femmes en Burkas se tient là. Elles se disent révolutionnaires, c'est à dire qu'elles osent affronter le regard et le discours des hommes traditionalistes, qui les condamnent à rester dans les maisons. Elles voient le sport comme une libération.
Quelques exercices de musculation (là encore totalement surréaliste !), et les femmes témoignent de la condition féminine dans le pays.
Plus tard, réunion sur les cousins, et paroles des femmes, qui racontent leurs amies brûlées, défigurées, leur envie de suicide, mais aussi la nécessité pour elles de se rebeller. Les plus âgées ont une sorte de fierté et de dureté.
Aujourd'hui ce sont surtout les jeunes qui s'immolent, car elles ne voient pas d'issue, elles connaissent la vie "extérieure" (elles l'ont vue à la télé, dans les journaux), et ne peuvent plus supporter leur condition.

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Un rapide repas au "Marco Polo Hotel" (connexion internet haut débit), et nous filons faire les plateaux de présentation de la ville d'Hérat.
Direction les collines, au nord. J'espère trouver un point de vue en hauteur, et une belle arrivée sur la ville. Coup de chance incroyable, nous tombons sur un camion déglingué chargé de vaches et de chameaux. Nous voici à l'arrière, avec les chameaux, le camion roule en trombe dans la poussière, puis sur les grandes avenues, en direction des quatre minarets. Au loin, la mosquée bleue qui fait la fierté d'Hérat.
Dans un concert de klaxons, nous débarquons en ville, accompagnés par un gamin en haillon, et un vieux avec une barbe digne de qui vous savez...
Mille échoppes, femmes en burka (ici on dit Tchadri), artisans qui bricolent, taxi bondés, cohortes de porteurs, rickshaws indiens qui charrient des familles entières, étals des vendeurs de légumes, bouchers à même la rue, barbiers, ferrailleurs, vendeurs de bidons, porteurs d'eau, d'essence, de tout, vacarme incessant, gamins qui conduisent des camions, vieillards qui boitent au milieu des avenues, chevaux, ânes, chiens, poulets, moutons, croisent les 4X4 des commerçants, les bus longs courriers, et les semi remorques porte containers qui traversent la ville à fond les ballons.
Un spectacle indescriptible, dans des contrastes encore plus frappants qu'ailleurs, vu le contexte.

Plus tard, nous tombons sur un match de basket !! Entre deux équipes d'une école, fans de Mickael Jordan ! Une ambiance de dingue.
Aqbar (qui connaît tout le monde) est accueilli comme un prince, car c'est une ancienne star du basket en Afghanistan.

Demain, nous tournons une séquence à l'hôpital, pour voir les femmes brûlées, qui veulent témoigner.


Dans deux jours, nous retournons à Kaboul, pour rencontrer les jeunes qui animent l'émission "Hop", sur Tolo tv. Une sorte de top 50 local, look MTV, qui passe des clips un peu "chauds" (c'est à dire où on voit des femmes indiennes en sari par exemple - les clips trop hard sont censurés pour ne pas trop choquer, le pays évolue tout doucement, et en même temps très vite).
Ensemble, on ira au golf (!), un 9 trous crée par un ancien chef de guerre reconverti dans le bizness, et sûrement faire du pédalo sur le lac d'à côté. Aussi manger les fameux kebabs à la citronnelle, sous les pins.
Plus tard, un viron au R&B, un club branché de la capitale. Vide de ses étrangers, car depuis les deux attentats suicide d'hier, les nations unies ont décrété Kaboul "white City" (pas de sorties nocturnes en ville).

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Il faudrait raconter les incroyables souk de Kaboul, la manière dont les couches successives de périodes de guerre s'empilent, comme une sorte de tiramisu. Une archéo épicerie.
Il faudrait aussi savoir dire les regards de ces afghans, ce regard si particulier d'un peuple qui vient d'endurer 30 ans de guerre.

Afghanistan, terre de contrastes qu'ils disaient...
T'as raison mon gars !!



La nuit est tombée sur Hérat.
Nous avons été reçus comme des pachas dans une petite maison basse, chez l'organisateur du tournoi scolaire de basket filmé hier soir.
Immense menu, avec plein de plats posés à même le sol. Nous mangeons assis en tailleur.
Riz, mouton mariné et cuit dans un bouillon, crudités, fruits (raisins, bananes), desserts (gâteau de riz à la cardamome), etc...
Le maître de maison a même apporté des... bières !!

Ce matin, nous avons filmé à l'hôpital, dans le secteur des femmes brûlées. Témoignages forts...
En fin d'après midi, une séquence avec une femme qui apprend à conduire. Ambiance plus légère, rigolade, et en même temps tout un symbole.
Demain matin, nous rentrons sur Kaboul en avion.



Je suis installé au bizness center de l'intercontinental de Kaboul (classé dernier dans la liste des intercon du monde, un immeuble stalinien, avec plomberie soviétique et serveurs décalés).
Nous sommes rentrés d'Hérat hier, et avons opté pour un peu plus de confort. Marre des lits déglingués, des heures passées à se taper le cul dans le 4X4, de la petite résistance qui grésille dans un coin de la piaule sordide.


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Un jour comme les autres
- Kaboul - 19 Novembre 2005

5 heures et demie du matin.
L'aube commence à poindre, du côté des montagnes de l'Hindu Kouch. On commence alors à apercevoir toute l'étendue de la capitale. Sa situation dans une immense cuvette, à 1700 mètres d'altitude.
Au loin, les sommets enneigés brillent déjà d'une lumière orange. Une vague rumeur monte du centre de la ville. Seuls quelques oiseaux, sorte de pies, viennent troubler la tranquillité de l'air.

6 heures.
Petit à petit, la ville prend vie.
D'abord, quelques camions qui viennent de la route du nord, puis les taxis, quelques convois militaires, et enfin l'ensemble de la population. En l'espace de deux heures, la circulation va intoxiquer totalement Kaboul.

8 heures.
L'ouverture des administrations.
Le quartier hyper protégé des forces de la coalition, retranché dans une sorte de bunker urbain.
Il suffit de regarder attentivement une carte de l'Afghanistan pour comprendre qu'ils est quasiment impossible de soumettre les afghans par voie militaire. Pendant l'occupation soviétique, les moudjahidins ont tenus tête à l'armée rouge en se réfugiant dans les montagnes, au coeur de l'hiver.

Sur la route de l'aéroport, on construit le "Ministère de la frontière et des tribus". Sur beaucoup d'immeubles officiels, le portrait de Massoud, présente comme héros national. Pourtant il est loin de faire l'unanimité ! Bien sûr, c'est celui qui est censé avoir résisté à l'envahisseur. Mais il s'agit avant tout d'une image, bien construite. Massoud s'était fait une carrière à l'occident en gérant son image (savamment construite par les films de De Ponfilly...). Ici, on n'oublie pas les massacres perpétrés par ses troupes pendant la guerre civile.
Ici, la stabilité est toute relative. Quand les forces de la coalition se retireront du pays (seulement 8000 soldats américains), il y a d'ailleurs fort à parier que le pays retombera dans le chaos. Ici, on à l'habitude de faire le gros dos. Les appels au calme lancés par le président Hamid Karzai en direction des Talibans n'ont rien donné. Dans le sud du pays, les factions pachtounes continuent à faire régner leur loi.

9 heures.
Le trafic est au plus fort.
Une noria de véhicules transforment l'atmosphère en pur cauchemar.
Si les périphéries de la capitale sont occupées par des habitats en terre traditionnels, le centre est fait d'immeubles de différentes époques, en construction ou reconstruits, et entourés de barrières et barbelés. Ils abritent des entreprises, et aussi les différents services politiques, ministères, ambassades.
Tous ces bâtiments sont blindés, sur-protégés par des hommes en armes. Fouille à l'entrée de rigueur. Derrière ces murs de béton est censé s'écrire le présent et l'avenir du pays.

10 heures.
Le souk.
Jamais endroit n'aura porté si bien son nom.
Dans le quartier historique de Kaboul. Détruit par les forces de Massoud pendant la guerre civile.
Gigantesque télescopage de plusieurs siècles d'histoires, dans un formidable brassage linguistique. Ici, on parle Dari, Pachtou, Ouidour, éventuellement anglais, parfois quelques mots d'arabe...
Les visages dénotent un incroyable kaléidoscope de populations.
Pachtounes, Ouzbeks, Turkmènes, Chinois, Sikhs enrubannés, Indiens, étudiantes iraniennes en foulard noir, femmes en tchadri, moustachus à 36 modèles de toques différentes, barbus en chalwar kamiz (tunique traditionnelle en coton, taille sur mesure dans les arrières boutiques), militaires, vendeurs d'ordinateurs à poignée, chacun se démène au mieux, essaye de tirer son épingle du jeu dans un capharnaüm délirant.

On bricole à même la route, à plat ventre sous des camions garés en triple file, ici on soude, on découpe, on ponce, on colle, on perce, on crie, on dort. Carrossiers, bouchers, pâtissiers, vendeurs mobiles de fruits et légumes, qui poussent leur charrette à roues métalliques dans la poussière, barbiers, réparateurs de tous les véhicules possibles, livreurs de bois, porteurs d'eau, d'huile, d'essence, de briques. On gâche à même la route les enduits de terre et de paille pour recouvrir les murs. Il faut se dépêcher avant l'hiver, ici très rigoureux.

Tous les véhicules.
Charrettes à bras hâlées péniblement par des vieillards ou des enfants marchant pieds nus dans la poussière. Bus mercedes, venus d'Allemagne avec les babas cools dans les années 70, aujourd'hui totalement rouillés et bondés, avec des tonnes de marchandises sur le toit. Camions pakistanais ultra décorés. Anes. Chevaux. Noria de minibus toyota. Land Cruiser ultraneuves ou couvertes de boue, des Nations Unies, ou des commerçants indiens. Blindés des forces de la coalition.
Tous se ruent dans la mêlée.
Au beau milieu des carrefours, un ou deux policiers qui ont depuis longtemps renoncé a réguler le trafic. Assis sur leurs chaises en plastique, au milieu de tournesol desséchés, ils interviendront seulement en cas d'accident ou de bagarre. De toute façon, personne n'a le permis. Alors tout est permis justement, dans un concert de klaxon.

11 heures.
Au golf club de Kaboul, le manager attend toujours l'argent pour remettre les 9 trous "à niveau".
Alors les "green" ont été ratissés. Et finis au bitume...
A la fin de la guerre civile, il a fallu déminer le pays, opération pas totalement terminée... Le long des routes, aux points stratégiques, tout était miné. Il reste des zones entières non déminées, généralement signalées par des cailloux peints posés dans l'herbe sèche. Le pays est dans le tiercé de tête des pays les plus minés au monde. Pas bon de s'éloigner pour pisser n'importe ou...
Le golf, donc. A priori déminé. Au green du numéro 4, un puits permet de se rafraîchir. Entre le trou 4 et 5, il faut traverser la route. Le propriétaire regrette la grande époque. Il parle de Kaboul au temps des britanniques et des français. Il reste les gamins, qui portent les clubs des diplomates et riches afghans, venus passer quelques heures en dehors du fracas de la capitale.

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12 heures.
Pause kebab au bord du lac. Musique indienne à fond. Des gamins qui conduisent à fond des taxis, déboulent pour faire les marioles.
Sur le lac...des pédalos rouillés, de l'époque soviétique. Un afghan qui vit au Canada raconte Kaboul au temps de la grande époque. Au lycée français, les profs en minijupes. Les babas cools côtoyaient les barbus descendus des montagnes. Et puis, il y a eu la guerre.
Aujourd'hui, le pays semble repartir un peu. Lui, il est venu se marier avec une afghane au pays, plus fidèle, moins compliquée que les afghanes émigrées, qui cherchent trop leur indépendance...
Son frère est "bizness man", comme il dit. En fait, c'est un mafieux, son garde du corps.

15 heures.
La pollution est à son maximum.
Sur les grandes artères de la ville, c'est l'embouteillage presque total.
Un gamin en haillon et sa soeur traversent au milieu du trafic. Ils bloquent une charrette à bras tirée par un vieux barbu. Qui elle même bloque une mercédes rutilante, débordant de fleurs, car il s'agit d'un mariage. Qui elle même bloque un pick up de l'armée afghane, débordant de soldats en armes. Qui lui même précède un convoi des forces spéciales américaines, roulant au ralenti, bloqué dans la circulation, constitué de trois "Hummer" blindés, soldats armés jusqu'aux dents, look "tempête du désert", concentrés sur leur mitrailleuse, mettant en joue en permanence les bas côtés de l'avenue pour prévenir tout attentat suicide...
Super cool...

16 heures.
Au sud est de la ville, sur la seule colline "autorisée" (les autres ont été interdites pour raisons stratégiques), des dizaines de familles (je veux dire les hommes, bien sûr...) sont rassemblées là pour faire du cerf volant. Les cerfs volants étaient interdits à l'époque des talibans. Comme les images, la musique, etc... On raconte aussi que les cerfs volants étaient utilisés par les armées de Massoud, dans le Panchir, pour se faire passer des messages. Aujourd'hui, des centaines de cerfs volants s'élèvent à nouveau dans le ciel de Kaboul.

Malgré les 30 ans de conflits, malgré une situation catastrophique, les forces de vie reprennent le dessus. Le temps semble à la fois ici s'être arrêté plusieurs fois, et en même temps n'avoir aucune prise sur des choses immuables.
Le réel défi est peut être là, pour nous, étrangers. D'accepter la différence, comme d'habitude. Mais surtout de savoir que malgré la guerre, la vie reprend toujours le dessus. On ne peut pas vivre en permanence dans la peur. Alors même si sa famille est décimée, même si on a vu mourir ses proches, ses amis, ses voisins, (Deux millions de morts uniquement pendant l'occupation soviétiques - 60000 morts en un jour à Hérat, quand l'armée rouge rassemble la population et tire dans le tas) il reste une force de survie, une dignité, la force qui permet de relever la tête.

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17 heures.
C'est la fermeture du souk. Le muezzin appelle à la prière du soir.
A la tombée de la nuit, un gros porteur militaire est à l'approche de l'aéroport. Il lance des fusées éclairantes, leurres thermiques pour déjouer les roquettes d'éventuels assaillants, planqués dans les montagnes proches. Cela fait une sorte de feu d'artifice. Une belle image, dans le dégradé orange du crépuscule.

20 heures.
Tolo TV.
C'est l'émission de télévision suivie dans tout le pays.
Trois jeunes, élevés sous les bombes, ont décidé de résister au marasme à leur manière. Ayant fui le pays, quand ils ont vus les tours du World Trade Center s'effondrer, et qu'ils ont compris que les américains allaient lancer des représailles, ils sont revenus il y a quelques mois, parce que leurs racines sont malgré tout ici. Ils sont afghans, fiers comme leurs aînés, et décidés à survivre ici, dans leur pays.
L'animatrice de l'émission s'est faite assassinée l'an dernier. Crime d'honneur, vraisemblablement par le frère, dans la famille, qui ne supportait pas de voir sa soeur parler à la télé...
Lunettes techno, fringues occidentales, les animateurs présentent une sorte de top 50 local. C'est un peu l'équivalent de MTV.
Mais les mentalités évoluent tout doucement. Il ne faut pas brusquer. On censure les clips trop déshabillés. Ce qui cartonne ici, c'est bien sûr les films et les musiques indiennes. L'Inde, énorme réservoir et producteur culturel de toute cette partie du continent asiatique. On entend partout ces airs de banghra, ces comédies musicales, ces tablas remixés.

21 heures.
La ville est plongée dans le noir. Seuls ceux qui ont un groupe électrogène peuvent prétendre à une vie nocturne. Quelques lieux sont ouverts, réservés aux détenteurs de passeport étrangers.
Au restaurant chinois, on se fait servir par de belles serveuses qu'il ne faudrait pas payer très cher pour les culbuter à l'étage...Sur les murs, les drapeaux américains partout, et Rocky III à la télé, ou des films de baston, histoire de rester dans l'ambiance.
Kaboul est le lieu de tous les trafics, de tous les possibles. On trouve de tout ici. Les enjeux du pétrole, des oléoducs qui doivent traverser le pays, la production d'opium par les talibans, et les trafics vers l'Iran puis l'Europe, tout cela permet l'argent facile, la corruption, les dérives, les excès.
Kaboul a de nouveau été déclarée "White city" par les Nations Unies, qui recommandent ainsi aux ressortissants étrangers, personnels des ambassades, etc, de ne pas sortir la nuit.
Il reste quelques membres des ong, qui travaillent depuis des années ici, qui papotent, le turban de travers, autour d'une bière ou d'un dernier kébab.

22 heures.
Le veilleur de nuit de l'hôtel Intercontinental, la kalachnikov en bandoulière, soulève péniblement la barrière de sécurité. Dans le hall, un employé frotte sans conviction les 10 mètres de l'immense tapis du lobby. Au bizness center, un commercial d'une entreprise tape avec deux doigts son courrier perso sur yahoo.com. Quand on a survécu à la décharge électrique provoquée en touchant l'interrupteur de l'ascenseur, et toutes les poignées de porte, on atteint finalement sa chambre. La télé déverse son flot de bollywooderies, avec femmes en sari se déhanchant en cadence, ou courant au ralenti dans les rizières. Dans les piaules voisines, les russes des équipages des gros porteurs Iliouchin, qui assurent la logistique des américains et de l'isaf, s'arssouillent à la vodka, pour tuer le temps.

Depuis le balcon, on distingue seulement quelques lumières dans la nuit, en direction de la ville. L'air frais est tout a coup étrangement silencieux. Là haut, sur la colline de la télévision, la lumière rouge des installations de surveillance de la coalition perce la nuit en permanence. Histoire de rappeler qui cherche à faire la loi ici.

Un jour comme les autres à Kaboul...




Sur les chemins du monde


Cette nuit, ce sont deux hélicoptères des forces de la coalition qui m'ont réveillé un court instant, vers quatre heures du matin. Deux "Bell", de transport de troupes, ceux utilisés au Vietnam. Je les reconnais à leur bruit si caractéristique. D'abord, ce sont les vitres de la chambre de l'hôtel qui se sont mises à grésiller, puis à trembler, à cause des infra basses, puis le son des pales (celui qu'on entend dans "Apocalypse Now") qui découpe en tranches le silence de la nuit afghane.

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Ce matin, il fait de nouveau beau.
Diego et Aqbar sont partis pour une destination que j'ai jugée trop dangereuse. Je suis resté à Kaboul.
Petit déjeuner dans la grande salle de l'hôtel.
Quelques mouvements de Taï chi sur la pelouse qui domine l'hôtel, dans cet ancien parc destroy.
Mais j'ai du mal à me laisser porter par le flux...
L'Intercontinental est situé sur un col entre deux cuvettes. Il domine la ville, ce qui permet d'être un peu préservé de la pollution. C'est un vieil hôtel, genre architecture un peu stalinienne, qui a été refait, mais qui a quand même un côté pourri. Drôle de mélange. Il est fréquenté par des hommes d'affaires, les équipages russes des gros porteurs affrétés par les américains, et les équipages des vols civils. Le soir, quelques riches afghans viennent profiter du buffet, et boire une bière sans alcool, en écoutant trois musiciens afghans faire des reprises de morceaux internationaux sur leurs instruments traditionnels…

Puis rencontre avec un anglais, qui est arrivé... en moto ! Un papy sur une grosse Goldwing orange, avec deux petits sacs a l'arrière. Quinze jours de route depuis Londres. Le moteur est tombé en rade à Hérat, à cause d'un sale caillou. Il est arrivé à réparer. Il part aujourd'hui pour Peshawar, au Pakistan. Son objectif, c'est le Bangladesh... Ca donne de l'espoir pour l'avenir. Je me vois bien à sa place, dans quelques années…

Je suis seul.
Je repense à toutes les fois où j'ai voyagé seul…
Quelques souvenirs :

A Darjeeling.
J'étais monté de Siliguri, dans les plaines de l'Inde écrasées de chaleur, en affrétant un taxi, et j'avais trouvé cette guest-house rudimentaire. Il faisait froid la nuit. J'étais blotti dans mon duvet, à lire un livre à la frontale. Le matin, j'allais me chauffer au soleil, sur la butte.
Devant moi, avant que le soleil et la brume matinale ne monte de la vallée, je voyais le sommet du Kanjenchunga, à la frontière du Népal, 8000 émergeant des nuages, comme posé par miracle sur le sommet des nuages.
J'étais bien. Je regardais le vieil homme balayer devant son échoppe. Un porteur traverser la ruelle. Les oiseaux commencer leur discours dans cet immense arbre dont les racines soulevaient le bitume de la placette. Une belle indienne en sari, avec son troisième oeil, venait m'apporter un tchaï. Sourires.
Puis les rayons du soleil venaient inonder Darjeeling. Plus tard, je filais dans les communautés tibétaines, réfugiées ici, en Inde, et qui fabriquaient un artisanat tibétain, en espérant retrouver une vie normale, en dehors de leur pays.


A Fort Nelson.
Colombie Britannique. Grand nord canadien. C'est la fin de l'hiver.
Perspective sans fin de l'Alaska Highway. Les trucks géants commencent leur voyages vers le sud. Ils croisent les migrants, qui vont faire leur saison dans le grand nord, ou tenter leur chance en Alaska. Je patrouille dans un véhicule de police qui fait la route jusqu'à 100 kilomètres de chaque côté de Fort Nelson, sur le highway. Quotidien d'un flic, chapeau de cow boy vissé sur la tête, énorme radar embarqué pour vérifier la vitesse, et ordinateur relié à la base de données centrale à Vancouver. Interception de véhicules suspects, toujours en s'arrêtant derrière eux, sur le bas côté, dans la neige fraîche.
Puis je passe trois jours dans une réserve indienne.
Absolument rien à faire. Sauf à regarder la variation des teintes du ciel, et ces nuages qui s'effilochent, en écoutant de vieilles histoires de trappeur indiens. Les femmes m'accueillent gentiment, en m'offrant ce café américain dégueulasse dans des gobelets en polystyrène qui finiront dans le container, au bord de la route. Les hommes travaillent comme bûcherons dans la journée. D'autres sont oisifs.
Alcoolisme, drogue, bagarres. C'est la sortie de l'hiver. La neige se transforme la journée en gadoue. Il y a de vieux véhicules abandonnés, qui font des super cabanes pour les gosses. Dans les maisons surchauffées, de vieux indiens totalement impassibles regardent l'étranger en silence.
Le soir, je marche deux kilomètres le long de la forêt, pour rejoindre un motel, où j'ai loué une petite chambre. Bières au bar, où le week end, des strip teaseuses venues de Vancouver ou Seattle dansent sur du rock bien de chez elles. Elles font leur tournée estivale, en remontant vers Anchorage. Lap dancing, billets verts dans le string. Public de barbus à casquettes qui grognent de plaisir. Routiers tatoués, cow boys et bûcherons. Tiens, je retrouve mon flic ! Tout le monde se croise. C'est la vie.


En Bolivie.
A plus de 5000 mètres d'altitude, je suis parti filmer les "palliris", ces femmes qui travaillent à l'entrée des mines d'étain. Elles n'ont pas le droit de rentrer dans la mine. Seuls les hommes y vont.
Le village est installé à 4500 mètres d'altitude, dans une combe. Le matin, il faut monter à pied, par le petit sentier qui zigzague dans le pierrier, les 500 mètres de dénivelé pour atteindre l'entrée de la mine. La tête dans un étau à cause de l'altitude, on débarque sur un terre plein où les femmes se rassemblent avant de commencer la journée.
Pour tenir le coup, Maria mâche des feuilles de coca. Puis s'enfile une goulée d'alcool à 75°, dont elle versent une goutte par terre. Version light de la cérémonie de la Pachamama. Puis elle casse des cailloux toute la journée, à la massette. Les cailloux sont les déchets du filon, qui arrivent de temps en temps de la mine, par chariot complètement rouillé qu'on entend gronder dans le tunnel avant de le voir débouler dans le soleil aveuglant de l'altiplano.
Toute la journée, les femmes cassent des cailloux pour gagner une misère. En fin d'après midi, je suis l'ouvrier chargé d'aller sonner la cloche, là haut, sur l'arête, qui signifie l'arrêt du travail. A la tombée de la nuit, pour se détendre, ces femmes (en costume traditionnel bolivien - ensemble noir et broderies, chapeau melon) disputent un match de foot dans la poussière.
Devant moi, la face nord de l'Illimani (le sommet de 6400 mètres d'altitude qui domine la vallée de La Paz) avec ses glaciers qui tombent en cascade, émet cette étrange lumière violette des crépuscules de haute montagne, alors que nous sommes déjà presque totalement plongés dans le noir. Le lendemain, on recommence…
Plus bas, La Paz. La capitale bolivienne, construite dans une cuvette.
Image ahurissante d'un travelling sonore : en bas, il y a la foule qui manifeste contre la junte militaire encore au pouvoir, malgré tout. "El pueblo, unido, jama sara vincido !" Comme dans les films… Echappant aux dealers de coke (à 60 francs le gramme, difficile de résister) et aux membres du service de sécurité, je déboule dans l'hôtel. Dans l'ascenseur, on entend les cris de la foule, rumeur qui s'éloigne petit à petit. Mais voici une autre musique… Ma chambre est au 14 ème étage, mais je me trompe de bouton. Je déboule au 15 ème. Le dernier étage. Restaurant panoramique, et salons feutrés d'une suite de luxe, où militaires et politiques, accompagnés de leurs épouses en robes de soirée, donnent une réception privée, fond de musique classique, verres qui tintent. Oups ! Demi tour… Juste le temps d'apercevoir cette faune, qui bouge au ralenti devant les immenses baies vitrées qui surplombent le centre ville.
Incroyable contraste. Deux mondes que tout oppose, à 30 secondes d'ascenseur. Un mixage sonore naturel, entre les chants des manifestants et cette musique classique, totalement surréaliste, l'espace de 15 étages.


Au Tibet.
Ma première visite au "Pays des neiges", en 1987, quand ma caméra est tombée en rade. La mort dans l'âme, retour vers le Népal.
Les longues heures de voyage dans les hauts plateaux désertiques, à regarder les nomades pousser leurs troupeaux. Puis Tingri. Village tibétain, occupé par une garnison chinoise.
Au loin, la face nord de l'Everest. C'était la première fois que je voyais cette montagne. Rien qu'en écrivant cela, j'en ai des frissons. Je me souviens très bien de cette image…
Nous sommes repartis. Encore un col, cette fois ci à 5600 mètres d'altitude. Pause dans le vent glacial. Drapeaux à prières. Un regard vers l'ouest : le Shishapangma, à plus de 8000 mètres, étale sa face Est devant nos yeux, étincelante. Devant, la pyramide sommitale du Manaslu, encore un 8000…
Puis la descente vers le Népal. Le village de Nyalam. Et cette immense gorge qui file vers le Népal. En quelques dizaines de kilomètres, on descend de 4500 mètres de dénivelé ! Puis le village frontière, agrippé sur les pentes boisées, toujours envahit par les brumes. Un endroit qui semble hors du monde. Invraisemblable ville-frontière, aux maisons en bois entassées sur la pente, aux gargotes avec ces hauts parleurs pour attirer le voyageur, qui déversent une musique indienne saturée. Tout le monde marche dans la boue, il pleut en permanence.
C'était les premiers voyages occidentaux autorisés. Le Tibet s'était ouvert en 1985. On n 'avait pas le droit de voyager seul. Et moi j'arrivais seul du Tibet. Le véhicule trouvé à Tingri avait fait demi tour. Comment expliquer aux douaniers que je sortais seul du pays, que mes amis étaient restés ? J'avais planqué tout mon argent liquide dans la doublure dorsale du sac à dos. Les douaniers avaient la rigidité de l'administration chinoise de l'époque. A force de discuter, et au bout de quelques heures d'attente, le gars a finalement tamponné mon passeport.
La longue descente à pied, dans la zone franche, pour rejoindre le fond de la vallée. Un immense éboulement a emporté la route. Tout le trafic de marchandise se fait à dos d'hommes.
Le Pont de l'amitié. C'est ici la vraie frontière, on change de pays en passant sur la Sun Kosi, immense torrent de montagne. Côté népalais, c'est l'improvisation. Je file à pied, en traînant trois gamins intrigués par ce voyageur solitaire qui débarque du Tibet.
La route vers Barabise. Elle emprunte l'immense gorge de la Sun Kosi, rivière alimentée par la fonte des glaciers, qui roule ses flots boueux, dominée par des montagnes dont les sommets sont perdus dans la brume. Des pans entiers de montagne se sont éboulés, car la route a été construite trop vite. Alors on change de véhicule sans arrêt; Et on traverse ces éboulements géants à pied, avec une cohorte de porteurs. Parfois, entre deux éboulements, des véhicules ont été bloqués, et permettent de gagner du temps. Toute une économie s'est mise en place autour de ces éboulements, les népalais ont ouverts des échoppes, des baraques à thé, font leur bizness.
A Barabise, on retrouve des bus réguliers, qui longent la Sun Kosi. Travellings sans fin dans les rizières, sur les routes bordées de peupliers et de filaos. Puis Katmandou…
En attendant le vol du retour, je passais mon temps à me perdre dans les ruelles de la ville. Le matin, j'allais à Swayanbunath voir le lever du soleil. Le temple des singes. Avant l'arrivée des touristes, cet endroit est un lieu exceptionnel de méditation. Drapeaux à prières, moines et moinillons qui vaquent à leurs occupations quotidiennes. Juste sous le temple, il y a un monastère, d'où montent le son des prières. Puis je passais les chaudes heures de la journée sous les grands arbres de Pashupatinath, le temple des crémations, avec les saddhus et les singes, là aussi. J'observais les rituels de crémation, l'arrivée du cortège funéraire. Le soir, je filais en richshaw à Bodnath, le stupa géant. Ecouter les trompes du monastère lancer l'appel des cérémonies du soir. Regarder la ronde des pèlerins. Voir scintiller les petites bougies d'offrandes tout autour du stupa. La nuit tombée, j'allais traîner dans Thamel, ses boutiques, ses librairies, ses petits restaurants installés dans des maisons basses, avec leur clientèle de routards, ses petits salons de massage à l'étage, où des indiennes te font rouler les muscles sous leur mains huilées.

A Bornéo.
Au sommet du Kota Kinabalu, volcan en sommeil, sommet de 4100 mètres d'altitude, qui sort littéralement de la forêt vierge, dans la province de Sabah. J'étais monté en courant. Un duvet, une polaire, une gourde, une frontale, des gâteaux. 3000 mètres positifs dans la journée. On passe de la forêt tropicale aux grandes dalles granitiques dénudées.
En bas, l'humidité de la forêt primaire, les plus grandes orchidées du monde, les plantes carnivores. En haut, les lichens, les arbustes tordus, la brume, le vent glacial. A l'étape, au refuge à 3200m, dans l'après midi, les japonais me regardaient grignoter un biscuit, ils se préparaient pour la nuit. Mais moi j'étais déjà reparti sur ce sentier truffé de racines. Je voulais bivouaquer au sommet.
Le soir tombait. Blotti dans mon duvet, je regardais les brumes thermiques se dissiper derrière moi, dans les grands piliers de la Face Nord. Puis un immense orage éclatait vers l'ouest, sur la ville de Kota Kinabalu, à quelques 20 kilomètres à l'Ouest. J'avais vu le ciel se charger, craignant que la perturbation n'arrive ici (il aurait fallu que je descende plus bas me mettre à l'abri). Mais non, les nuages étaient restés au dessus de la côte. Sur ma tête, il n'y avait que les étoiles.
C'était un immense orage tropical. Je voyais les colonnes de cumulonimbus monter jusqu'à plus de 10000 mètres. Un vrai cours de météorologie en direct live. D'immenses éclairs traversaient les nuages. La ville semblait minuscule face à ce déchaînement d'énergie électrique. Au fond, à l'horizon, il y avait encore le dégradé orange du crépuscule. En bas, les lumières de la ville scintillait dans la pénombre. Entre les deux, toutes les teintes de l'orange au noir, en passant par toutes les nuances de violet. J'étais à 4100 mètres d'altitude, à mi-hauteur de ce festival, c'était un spectacle magnifique.
Quelques heures de sommeil, sur une petite plate-forme, juste sous le cairn sommital. Au petit matin, quand les japonais exténués arrivaient au sommet le visage tout gonflé, moi, j'étais reparti. Descente en courant. Le soir sur la côte.
Deux jours après, je visitais les grottes sacrées de Sabah, où les habitants grimpaient sur d'immenses échelles en bambous pour aller récolter les nids d'hirondelle. Puis je filais plonger à Sipadan, l'îlot corallien protégé, au milieu de la mer des Célèbes. Cabanon en bois exotique, cimetière de tortues dans une grotte sous marine, requins, banc géant de barracudas… Le soir, satay en grillade et poisson vapeur à la coriandre. Bière en discutant le coup avec Paolo, l'italien voyageur, fonctionnaire célibataire, tombé amoureux de la prof de plongée,  (métis australienne-indonésienne, une pure beauté, je reconnais) qui raconte qu'il ne veut plus jamais rentrer chez lui…

En Australie.
Repérage chez Richard, à Townsville, dans le Queensland. Aquarium géant. Travail au bureau et en ville, où nous préparons l'expédition à Raine Island, dans le détroit de Torres. Préparation du bateau, au port. Longue liste de matériel pour le tournage sous marin. Puis le soir, bars australiens, où on distille une bière locale. Chaque brasserie distille sa propre bière, c'est la mode. Restaurants de poissons au bord de mer. Cabernet Sauvignon. La nuit, je me glisse nu dans la piscine de la résidence. Le vent souffle dans les palmiers du bord de mer. Douceur de vivre…

Tous ces voyages (et les autres !) m'habitent totalement. J'ai une mémoire d'éléphant. Il faut pourtant que je me déleste aussi de certaines choses. C'est ce que je fais en écrivant.
Extérioriser.
Voilà.

Hier matin, Diego et Aqbar sont partis (et bien arrivés). Je me suis posé.
Il m'a fallu plusieurs heures pour relâcher cette tension qui montait depuis plusieurs jours. Puis ensuite, j'ai commencé à brasser des papiers perso. Il fallait que je me sorte du chaos afghan. J'avais besoin d'un moment à moi. En tournage, on est jamais seul, sauf quand on dort. Et il me faut pourtant des moments de solitude. J'ai aussi hâte parfois de retrouver ma maison. Me poser. Ou aller marcher dans la montagne, me laisser porter par mes pas. M'asseoir sur un banc. Aussi envie parfois de ne rien faire (et de regarder pousser l'herbe - comme le dit le Tao Te King), mais ce n'est pas non plus mon tempérament.

La planisphère est grande.
Quand j'étais petit, avec mon frère, on passait nos soirées dans la chambre commune, à explorer les Atlas. On se donnait une carte, puis on imaginait les villes, on se voyait remonter les fleuves, prendre ces routes. Nos parents venaient éteindre. Et nous on continuait, blottis chacun dans son lit, explorant les continents à la lampe de poche. Plus tard, endormis recroquevillés au fond du lit, le nez en Sibérie, ou dans les méandres de l'Amazone, à bord d'une embarcation poussive qui remontait le fleuve.
J'aime les fleuves, les routes, les pistes, les sentiers. Pour moi, ce sont comme des aéroports. On y croise des gens qui partent, des gens qui arrivent. Des gens de passage. Chargés d'histoires et d'émotions.

J'ai beaucoup voyagé, peut être trop ? Peut être ai je parfois du mal à trouver cet équilibre dont je parle tant ? En y réfléchissant, je crois que cet équilibre est un point d'orgue, d'harmonie, qu'on atteint qu'assez rarement. Une sorte de nirvana. La sensation d'être parfaitement à sa place. J'ai assez souvent cette sensation en voyage. Mais parfois non…

Par exemple ici.
Les tournages sont parfois frustrants. Celui ci particulièrement.
Il y a cette richesse incroyable du pays, des situations que je décris dans ces mails. Et on ne peut finalement en exprimer qu'une toute petite partie. Il faut pourtant s'y faire. Par exemple, je vois ces montagnes, au loin, mais je ne peux pas m'en approcher.
Le tournage en lui même est quelque chose de frustrant. C'est une incroyable gestion du temps en fait, au moment même où on filme.  Exemple d'une rencontre avec un groupe. Il faut choisir le moment pour être en plan large, pour raconter la situation, montrer les choses, décrire. Puis choisir le moment pour aller chercher le gros plan. Qui va parler ? Qui va réagir ? En permanence être attentif. En même temps, faire avec les contraintes techniques. Et puis le son, bien sûr…
Il faut "découper" le temps. Les choses se disent, et puis passent. Je me suis toujours régalé à capter les choses quand elles arrivent. Ne jamais mettre en scène. C'est une sorte de principe, une éthique. Comme une marque de respect. Et puis je pense qu'à partir du moment où on demande à quelqu'un de refaire quelque chose, cela veut dire qu'on peut lui demander n'importe quoi. C'est la frontière entre réalité et fiction. Cela décridibilise le media. Je sais, c'est un discours de puriste, à des années lumières de la pratique de certains sur le terrain, qui ne reculent devant rien. Je pense que lorsqu'on a raté le moment où les choses se sont passées, ce n'est pas si grave. Il faut chercher l'ellipse, raccrocher l'histoire sur la suite. Pour ne rien rater, il faut être prêt en permanence, anticiper au maximum. L'expérience ne s'acquiert qu'avec les années. Filmer les deux yeux ouverts. Un oeil qui filme, l'autre qui réalise. Epuisant ! Il faut se jeter dans l'action à fond, vivre le moment présent dans tous ses "paramètres". La fluidité obtenue est cet état de grâce qu'on atteint parfois. C'est le pied total. Ce n'est pourtant qu'un point de mire, un objectif à atteindre, équilibre toujours précaire. Grand écart permanent.

Mais comme disait l'autre (le Dalaï Lama) :
"L'important, c'est d'avoir un idéal, pas forcément de l'atteindre"…



Jeudi 24 Novembre

Je suis levé depuis cinq heures et demie.
Le taxi m'a laissé à l'entrée d'une avenue déjà envahie par la poussière. La lumière est sublime ce matin. Lumière d'automne, qui se joue de la poussière. Ciel bleu roi. C'est la première journée où l'air de Kaboul est pour le moment respirable. Il faut dire que le vent a chassé la poussière et la pollution. Il emporte aussi les feuilles couleur or des arbres de la ville.

Il est huit heures.
Le bâtiment d'Afghan Films. Bâti à la fin des années 60. Dans les vitrines, de nombreux prix obtenus dans les festivals internationaux. Mais aussi les restes de rouleaux de pellicule brûlées. Quand les talibans sont arrivés au pouvoir, ils ont, entre autre, interdit les photos, la musique, et bien sûr le cinéma. Ici, ils ont vu venir le truc, alors dans le sous sol des archives, ils ont muré une partie contenant les archives importantes, et ont laissé apparentes les copies des films indiens sur lesquels les talibans se sont défoulés.
Aujourd'hui, c'est la sélection pour "l'afghan star", une émission qui cartonne. L'équivalent local de la Star Academy... Totalement kitch ici, décalé. Quarante jeunes gens (2 femmes), qui viennent pousser la chansonnette. Certains sont venus en bus de Mazar-e-Charif. Tous rêvent d'être les futurs stars afghanes.

Diego et Aqbar, déguisés en talibans, reviennent de Kandahar...
L'ingénieur indien enlevé il y a deux jours a été retrouvé égorgé au bord d'une piste dans le sud ouest de pays. Les talibans ont décidé de mettre la pression.
Aqbar avait l'accord des chefs talibans qui contrôlent la route du sud, mais la situation se dégrade doucement, mais régulièrement. Les américains insistent avant l'hiver, et les talibans sentent que c'est peut être le moment d'accentuer la pression. Qui plus est, plusieurs kamikazes, formés en Irak ou au Pakistan, rentrent dans le pays. Ce sont eux qui font les attentats suicides en ville alors que les talibans gardent le contrôle des routes. La situation, auparavant négociable, est en train de se pourrir de l'intérieur.

Les forces de la coalition (dont les forces spéciales françaises) traquent toujours Ben Laden dans les zones tribales, à la frontière du Pakistan. Comment peut-il s'échapper ? Les satellites ? Ils permettent de repérer les gros mouvements. Alors, il reste les services de renseignements. Mais la clé du problème est dans la corruption à l'intérieur même du système de renseignement. La guerre secrète, celle dont on ne parle que très peu. Il y a une véritable guerre des services secrets pakistanais, dont une partie veut la chute du président du Pakistan, l'autre partie protégeant la mouvance extrémiste des talibans.
Peu de temps avant les élections américaines, les services secrets avaient repéré Ben Laden dans un village. Le convoi des forces spéciales a lancé l'assaut. Quand ils ont fini leur opération, ils se sont aperçu que les talibans s'étaient échappés la veille. Encore raté ! Ben Laden et ses hommes circulent à cheval, d'un endroit à l'autre, se déplaçant en permanence, bénéficiant de soutiens locaux.
Quelques jours après, l'homme le plus recherché de la planète envoyait une nouvelle cassette (vhs pourrie) dans laquelle il conviait les musulmans du monde entier à la guerre sainte contre l'ennemi Bush. Longue barbe, voix posée, bonne mine (ce qui inquiète les services secrets américains, qui l'avaient trouvé malade lors de ses apparitions précédentes). Que voulez vous, le cheval, ça conserve...
Cela peut sembler incroyable.
Mais il faut aussi s'imaginer un terrain extrêmement difficile. Survoler le pays donne une indication sur la difficulté à se déplacer. Il s'agit (avec les zones nord du Pakistan) des zones parmi les plus inaccessibles de la planète. Quelques rares pistes font communiquer une vallée à l'autre. Mais l'essentiel se fait à dos d'ânes, et a pied. C'est comme cela que les moudjahidins ont échappé aux russes, c'est comme cela que les "talib" (c'est leur surnom ici - mignon, non ?) résistent aujourd'hui.
Ajouter à cela très peu d'eau en été, un froid terrible en hiver.
L'acheminement de l'arsenal classique est donc impossible. Ici, les Hummers et les chars américains sont inefficaces. Il reste seulement les drones et les missiles intelligents. Mais il est difficile de ne pas se tromper de cible. Comme il y a deux ans, quand un missile est venu exploser une fête de mariage, dans un village... Comme si en chassant Conty on avait bombardé Vallon Pont d'Arc.
Ici, il faut faire attention, comme partout d'ailleurs, à ne pas être trop manichéen dans les analyses. L'histoire est faite de coalitions, retour d'alliances, tractations diverses. Cet hiver, pour la première fois, les américains vont laisser des troupes en place dans les montagnes, alors que jusqu'à présent ils se repliaient dans les villes à la saison froide.

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Ce qui est sûr, c'est que le peuple afghan fait les frais depuis des décennies (siècles !?) de ce jeu militaro-politique.
Quand les américains ont repris Kaboul aux talibans, ils ont constitué un gouvernement de coalition en prenant les personnes les plus influentes, pour essayer de stabiliser les conflits. En fait, cela prépare pour le futur le terrain d'une nouvelle guerre civile, (à la somalienne) quand les occidentaux se dégageront du pays. Pour l'instant, on trouve comme ministres de véritables chefs de guerre. Des criminels. Par exemple, le chef de région de Mazar-e-Charif, qui présidait le bouzkatchi, et qui est responsable de la mort de milliers de personnes. Les opposants, ils les enfermaient dans des containers. Il a fait bombarder des villages entiers. Par exemple le propriétaire du golf de Kaboul, personnage sanguinaire qui a rempli un container de femmes accusées de prostitution, puis a tiré sur le container à la mitrailleuse lourde. Par exemple, d'anciens talibans repentis, ceux la même qui traînaient les opposants nus derrière des picks up avant de les égorger, ceux là même qui coupaient à vif les seins des femmes et les mangeaient en public à Kaboul...

Midi. Grande avenue du centre.
En plein soleil, il y a cette femme en tchadri, assise sur son fauteuil roulant, au bord de la circulation, entre un tas d'immondices et un tas de terre. Elle est amputée des deux jambes. Elle est immobile. D'où vient elle ? Qu'elle est sa vie ? Image fugace, en passant, depuis la voiture. Sorte de mirage.

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Quinze heures.
Au nord du centre historique de Kaboul, il y a plusieurs pâtés de maison, qui sont des quartiers protégés. C'est le quartier des ambassades. Depuis deux ans, les diplomates et hommes d'affaires occidentaux y vivent reclus. Partout des blocs de béton, des chevaux de frise, des rangées de sacs de terre, des tas de sacs de sable. Check point, policiers afghans, hommes du service de sécurité.
Il y a aussi les mercenaires, hommes de guerre, membres des services de sécurité employés par les sociétés de protection. Immenses gaillards tatoués, pistolet mitrailleur dernier cri, casquette de travers, oreillette bluetooth. Guerriers sans merci sortis tout droit des mauvaises séries de guerre des télés américaines. La réalité dépasse largement la fiction. Je le savais déjà, mais ici çà remet une couche.


21 heures.
Derrière deux rangées de blocs de béton, surmontés de barbelés, la boîte de nuit "Coco Cabana".
La boîte est montée par un afghan revenu de San Francisco pour monter l'affaire.
C'est la soirée d'ouverture de la saison. Pas de physio à l'entrée, plutôt deux molosses armés jusqu'aux dents. Nous sommes classés VIP. Facile...
C'est le seul endroit à Kaboul où les deux populations se mélangent (les afghans et les expatriés).
Derrière les platines, Bezhan, le premier rappeur afghan, vivant aujourd'hui en Allemagne, venu à Kaboul pour voir ses amis, et aussi tourner le clip d'un de ses morceaux phares, qui raconte l'histoire des provinces du pays. Il met l'ambiance dans la boîte. Plus tard, au bar, il raconte que les jeunes afghans ont besoin de voir des choses positives (tu m'étonnes...), qu'il faut un langage d'amour et de paix, que la musique est le langage universel. Rien de très original, mais çà le fait bien quand même...

On trouve de tout dans une boîte de nuit. C'est le privilège de ce genre d'endroit. Affalé sur les banquettes, un bizness man se félicite de la situation économique du moment. "Il y a tout à faire". Ah oui, bien sûr, vu comme ça... Lui, il distribue la marque Coca Cola à Kaboul. Principal client : les militaires américains. Les forces américaines étant en totale autonomie dès qu'elles quittent leur pays, c'est une affaire juteuse. Je me souviens que j'étais en Kirghize pendant l'intervention américaine en Afghanistan, en 2001. La Kirghizie (avec l'Ouzbékistan) servait de base aux interventions américaines pour aller bombarder l'Afghanistan. Il faut dire que chaque décollage de F16 était facturé 8000 dollars à l'US army, de quoi arrondir les fins de mois des responsables politiques kirghizes... Les forces américaines vivaient dans un camp retranché, installé dans la steppe, au bout du tarmac, derrière des montagnes de tas de sable. En totale autonomie. Tout arrivait des Etats unis par avion cargo.

Plus loin dans la boîte, il y a deux français et un colombien, mettant en place une initiative (intéressante?) dans le pays. L'idée est simple : pour résoudre le problème de la drogue, qui est une des principales ressources de certaines provinces, il faut développer un autre débouché. Celui-ci est simple : l'opium doit être acheté par l'industrie pharmaceutique. En effet, le pavot est d'abord transformé en morphine, puis en opium, puis en héroïne. Or, il n'existe pas de meilleur anti-douleur que la morphine, finalement. De plus en plus utilisée dans les traitements anti douleurs (cancer, phase terminale du sida, etc...). Sur place, cette idée est mise en place. Un projet qui va démarrer concrètement au printemps. Pour le moment, les français s'occupent de contacter les fermes à opium, de tester les ressources de la filière.
La route de la drogue...
Difficile de contrôler les convois, qui traversent la nuit le désert iranien.
Les échanges ont lieu en plein désert. Puis nouveau convoi, de l'Iran vers la Turquie. Et ensuite, l'Europe. Alors que l'on compte environ 150 000 héroïnomanes en France, il y a 4 millions de toxicomanes en Iran. La situation est extrêmement préoccupante. Les nouveaux débouchés de l'opium peuvent donc être un espoir de solution, en apportant une économie alternative, directement sur le lieu de production. Le projet est soutenu par de nombreuses entreprises occidentales et indiennes.

Plus loin, il y a trois thaïlandaises. Je reconnais la patronne de l'institut de beauté de l'hôtel. Dans un anglais plus qu'approximatif, elle raconte qu'elle est là depuis quatre ans, qu'elle est venue travailler en croyant que la situation allait vite s'améliorer, mais qu'on note toujours ses heures de sortie et de retour à l'hôtel, qu'elle ne se sent jamais très en sûreté, qu'elle en a marre de l'ambiance (on la comprend !). Son trip à elle, c'est de faire du pognon sur le dos des équipages russes, qui, entre deux vodkas, viennent se faire masser, et ensuite d'ouvrir un petit bizness chez elle, en Thaïlande. Pour l'instant, elle tue le temps en accompagnant ses copines danser le jeudi soir (samedi soir chez nous).

Tout ce joli monde se mélange, boit, rigole, et tue le temps (à défaut de l'inverse).
Il est temps de mettre les voiles. Une heure du matin. Nous  traversons Kaboul déserte.
La barrière de sécurité vite franchie, au portique rayons X le veilleur de nuit dort profondément. Personne à la réception. Je saute par dessus le comptoir en marbre pour prendre nos clés de chambre. BBC world crache les dernières infos sur l'Irak, et la chaîne pakistanaise la version arabe du téléachat. Robot mixeur, sèche cheveux, tapis de sport. On peut acheter par carte bleue...
C'est bien le seul endroit ou on voit des pubs pour les shampooings faites par des femmes...voilées. Ici, pas d'images au ralenti, avec les cheveux souples et soyeux qui dansent dans le vent !
Allah l'interdit. Ouf, il reste une chaîne indienne, avec ses comédies musicales kitch aux couleurs des années 50.


Vendredi 25 Novembre

Direction la gare routière de Kaboul, sur la route de l'est. Gare routière, c'est un grand mot.
Au début d'une immense plaine, un terrain vague envahi de poussière, de bus, de véhicules de toutes sortes, d'une foule cosmopolite, le tout dans les hurlements des vendeurs de billets, et cette inévitable musique indienne saturée.

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Nous sautons dans un bus local. Une vingtaine de personnes entassées dans un vieux mercedes hors d'âge. Trois papys barbus sur lesquels le temps ne semble plus avoir aucune prise, un jeune avec sa casquette nike, quelques pauvres indiens et pakistanais qui n'ont pas pu se payer une voiture en co-voiturage (ça marche super bien, ici, le co-voiturage !). Deux femmes en tchadri bleu plisse. Deux paysannes, à l'arrière, portent leur chèvre dans leurs bras. Sur le toit, des ballots de coton, des chargements divers, encore une chèvre, tiens.
Nous filons vers l'est, sur une piste pourrie. Aux arrêts, dans d'improbables villages en terre entourés de carcasses rouilles, des gamins en haillons montent dans le bus en marchant sur les pieds de tout le monde. Le voyage est folklorique. On cherchait ça, pas déçus du voyage... Au bout d'une heure et demie - nous avons oublié le bitume depuis longtemps - le bus nous laisse dans une plaine poussiéreuse, au milieu de nulle part. Une barrière de sommets dénudés couverts des premières neiges, barre l'horizon. De très loin, on voit arriver les nuages de poussière des camions qui viennent du Pakistan.
La voiture nous a rejoint. Nous prenons maintenant une autre route, qui mène aux célèbres gorges de Kaboul, en direction du Kyber Pass, frontière du Pakistan.

Seize heures.
Tout a coup, les nuages s'ouvrent, le soleil déchire les brumes, et la lumière du soir vient éclabousser d'immenses pans de montagnes. Nous glissons dans les gorges de Kaboul.
Véritable coupe gorge, le mot est ici particulièrement adapté. Ce sont dans ces gorges que les afghans se sont battus contre les anglais, puis contre les russes. Aujourd'hui, les lieux sont étrangement silencieux. Il faut dire que la route est coupée en fait, car les chinois sont en train de la refaire. Ce sont les prisonniers chinois qui viennent trimer ici. Casser des cailloux, dormir sous des tôles.
Voici des hommes et un troupeau. Fiers bergers en tenue traditionnelle des montagnes, ils poussent leurs troupeaux de moutons sur la route. C'est la transhumance d'automne. Avant les premières neiges, les bergers descendent leurs bêtes au Pakistan. Quelques ânes portent le campement. Et puis les immenses troupeaux de moutons et de chèvres noires. Dans un nuage de poussière, maintenant à contre jour, les troupeaux trottent dans la gorge. Images magnifiques. Les hommes ont la fierté des montagnards. Quelques rares clochettes tintent, le bruit des pas des bêtes sur les restes de bitume. Les cris des hommes. La lumière du soir. Le jeu du soleil et de la poussière. Il leur reste deux jours de transhumance avec leurs bêtes, pour atteindre les pâturages d'hiver, au Pakistan.

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Moment magique, simplicité bienfaitrice tout à coup retrouvée, nous marchons quelques kilomètres en leur compagnie, puis les laissons glisser au moment ou les gorges s'élargissent, laissant deviner l'ouverture de la vallée sur la plaine de Djallalabad. Les hommes crient, les enfants rigolent, leurs cris et le trot des bêtes se mélangent et résonne dans les gorges en s'éloignant.
A cote d'une publicité en arabe peinte à même sur le rocher, un vieux tank rouillé de l'armée soviétique semble incruste là pour l'éternité.


Samedi 26 Novembre

Oh merde...
La télé est restée allumée sur la chaîne locale.
J'ai raté la prière de cinq heures. La, c'est un moustachu à moitié obèse, qui fait des abdos sur son tapis, le tout incrusté sur un fond d'image du parc du Yosemite. Où suis je ? Ah oui, Kaboul.
Ah oui, ça doit être la gym ! Oui, c'est ça. Bon, ben moi j'attendrai demain.
La gorge desséchée par la résistance électrique chinoise qui a à moitié brûlé la moquette l'autre jour, mais qui permet toutefois de rester en vie en résistant au froid, je titube vers la baie vitrée pour ouvrir les rideaux déglingués : sale temps.
La pluie et la neige mêlées transforment la poussière de Kaboul en boue liquide... Un bourbier total.

Aqbar est venu nous chercher a l'hôtel, et charger son portable : son quartier était sans électricité cette nuit. Direction centre ville. Séquence shopping...
Nous déboulons dans "Chicken Street" sous la pluie. Exploration des vieux magasins. Tentative de description.
A l'étage, un véritable arsenal : fusil pachtounes de deux mètres de long, au bois incrusté de pierres précieuses. Pistolets anglais. Sabres. Baïonnettes. Boucliers. Katagans. Armures en côte de maille. Mousquets. Poignards. Dans d'autres pièces, un fatras d'objets antiques, mélangés à de l'artisanat. Objets indiens, objets chinois, objets tibétains, objets afghans. Mélanges de styles, mélanges de genres. Tapis, bijoux, théières, cravaches, plats en bois incrustés de pierre, tampons en bois, fioles à parfums, gobelets , plats ciselés, etc..., un amoncellement indescriptible de bibelots de toute sorte. Tout a l'air de sortir d'un film d'histoire. La récupération côtoie le vrai antique, il y a de tout. On explore ces lieux comme un véritable musée. Je n'ai jamais vu un souk pareil (et pourtant, je commence à en avoir fréquenté quelques uns...!).

Plus tard, nous retournons dans le souk du centre historique, pour commander à nouveau des charwarkemis, la tunique traditionnelle afghane.
Le tailleur indien arbore son large sourire. Dans son magasin, qui doit faire 1m70 de large (pratique pour un tailleur!), il prend quatre commandes à la fois. Au fond du magasin, sur une mezzanine en bambous, assemblée avec du vieux fil électrique, quatre gamins d'une dizaine d'années travaillent sur des machines à coudre dignes d'un film de reconstitution historique sur la vie de Gandhi, dans la vacarme d'un ghetto blaster qui crache une musique traditionnelle du Radjasthan.
En deux coups de ciseaux, le tailleur commence à découper le tissu. Il livrera demain, dans les temps. Pas de stocks. Flux tendus. On paye cash. Dix dollars l'ensemble, en pur coton indien. Même dans la merde jusqu'au cou, ça fonctionne, c'est indien !
Nous franchissons maintenant le pont sur la rivière Kaboul. Sept ans de sécheresse, et l'arrivée des produits manufacturés ont transformé le fleuve en dépotoir. Il reste un filet d'eau qui circule entre des tas de sacs plastique. Au milieu du lit du fleuve, trois hommes tentent d'extraire du limon un peu de terre, qu'ils chargent sur une charrette attelée à un âne. Des centaines d'afghans se pressent au milieu des vendeurs de fruits et légumes, des bonimenteurs, des livreurs. Le muezzin démarre son show de 17 heures, dans la presque indifférence générale. De l'autre côté, c'est la berezina.
Les ruelles en terre battue se sont transformées en bourbier liquide où tout le monde patauge. On évite des porteurs, tireurs de charrettes, indiens, commerçants en cravate qui se protègent de la pluie sous leurs attachés case, gamins porteurs d'eau. Tout le monde se bouscule, dans le vacarme des groupes électrogènes qu'on démarre pour la nuit.
Aïe, j'ai failli marcher sur un énorme sac plastique. Ah non, c'était une femme, en tchadri ! Un tas bleu immobile, posé dans la boue, rien qui dépasse du voile. Pardon ! Je bredouille quelques mots. En essayant de m'excuser, je me fait bousculer par un vieillard qui tire une charrette à bras chargée de ballots. Un gamin glisse et s'étale dans la boue liquide. La neige commence a tomber.

Plus tard, nous retrouvons la voiture, garée en triple file. Chauffage à fond. Toutes vitres fermées, vite recouvertes de buée qui transforme le charivari de la rue en sorte de théâtre d'ombres, il nous reste une heure d'embouteillage pour rejoindre nos pénates.

En rentrant, le service de sécurité de l'hôtel est particulièrement zélé. Ils fouillent la voiture, et il nous faut vraiment insister pour arriver jusque devant l'hôtel avec la voiture. Pourquoi ?
Le manager vient s'excuser en racontant qu'ils ont eu des consignes. Apparemment quinze voitures blanches banalisées et piégées seraient rentrées dans le pays, en prévision d'attentats suicides. Info ? Intox ? Difficile à vérifier, bien sûr. Toujours est il que ceci explique cela : nous avons largué le 4X4 il y a deux jours, et nous roulons en voiture... blanche !
Pas glop.

Demain est un autre jour.


Afgha06

=:-)