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"Les chouchous du camping"
Magazine "24H" - Canal +
Valras Plage. Samedi 6 juillet 1990. 10 heures du matin.
“Chouchou” - comme
l’appellent ses voisins du camping - short bleu marine, banane en
toile, et sandales dernier cri en mousse néoprène
multicouches, vient de garer sa voiture devant la boucherie de Valras
Plage, petite station balnéaire de la côte
méditerranéenne, submergée par le flot des
touristes. Sa mission : faire les courses, pour nourrir sa famille (sa
femme, et ses deux enfants) pendant tout le week-end. Autant dire
qu’il faut être organisé.
“Je
gare ma voiture devant la boucherie, parce que je repartirai de
là : j’achète la viande en dernier, à cause
de la chaleur...Ouh!!! ...le marché va être terrible
!”
Il fait déjà
très chaud, la sueur dégouline déjà sur son
torse velu, il y a beaucoup de monde, c’est la bousculade du
samedi.
Chouchou a un physique de
déménageur de piano. D’ailleurs c’est son
boulot, pendant l’année.
Pour l’instant, il
s’engage dans les allées, préoccupé par ses
courses, et en même temps soucieux de son rôle de star
locale :
“Vous
comprenez, ça fait vingt cinq ans que je passe mes vacances dans
ce camping !...alors, ici, tout le monde me connait...”
Son camping,
c’est le camping de Valras Plage, un des plus grands
d’Europe, avec plus de 1500 emplacements... Chouchou est parti
à la recherche du poisson. Sa femme lui a fait une petite liste
sur une feuille de carnet Rhodia n°4, le plus petit.
“Vous comprenez, la voiture est pleine, quand on descend !”.
D’une voix tonitruante, il
harcèle les marchands, prend à partie les gens du coin,
ses “copains”. Copains d’une pétanque, copains
un mois par an, copains par ancienneté...
La poissonnière fait un grand sourire à Chouchou, qui lui fait se retourner vers nous, content de son effet.
“Donnez moi quatre filets de merlan, s’il vous plaît, madame.”
Plus bas, et vers nous:
“Putain,
je vais être juste en monnaie... Je calcule au franc près
mes dépenses de nourriture pour la famille, pour toutes les
vacances. Comme ça je pars l’esprit tranquille...
Là, j’achète du poisson pour demain. Parce
qu’il y a la fête du samedi soir, comme tous les samedis,
et on “tête” un peu tu vois, alors le lendemain, on
mange léger.”
Nous voici maintenant à la
boucherie. Chouchou a poussé la porte d’un geste brusque.
Ayant toisé d’un regard les clients, il fait le fier dans
le magasin. Il raconte les dernières histoires du camping,
tutoie le patron, signe suprême de complicité.
“Donne moi quatre steaks, tiens, et...bien servis!”
Il se saisit d’un de ces longs couteaux de boucher, avec une lame d'au moins un demi-mètre.
“Sinon, je te coupe la langue !”
Et il éclate de rire.
Médusés, ou un peu timides, les autres clients regardent
d’un oeil un peu inquiet. La conversation qui suit porte sur la
soirée, avec le feu d’artifice, et le bal sous les
platanes. Les enfants iront en boîte de nuit.
“C’est la première année que je les laisse partir tout seuls le soir”
Le patron a emballé les
grillades dans le papier glacé, et a même rajouté
deux petites saucisses, peut-être un peu trop sèches...
mais qui tirent de Chouchou un sourire approbateur.
“Vous voyez, c’est un copain!”
11 heures.
Pan ! Chouchou vient de faire un
carreau. C’est la pétanque du matin, à
l’ombre des pins parasols. Les cigales sont
déchaînées. Le mercure affiche 30 ° C...un beau
début de Juillet.
“Nous
on préfère la tente. Pour faire la cuisine, c’est
plus facile. Ah ! le camping, c’est bien. Tu étales ce que
tu veux. Tu vois, le barbecue est prêt, tout est prêt. Mais
j’attends...”
Sous l’auvent de la tente, la
femme de Chouchou prépare la salade. Quelques haricots verts
égouttés d’une boîte de conserve, quatre
oeufs durs, des olives, et surtout une bonne série de tomates
bien rouges, le tout arrosé d’huile d’olive.
“Avant,
je ne mettais pas d’huile d’olive, mais depuis qu’on
vient dans le sud, j’y ai pris goût. Maintenant, on ne peut
plus s’en passer. En vacances, on fait beaucoup des grandes
salades, parce qu’on a pas le temps...”
Mais c’est au chef de famille
que revient le privilège de faire cuire le plat de
résistance du samedi, celui qui va permettre à toute la
famille d’affronter plage, concours de boule et boîte de
nuit : la grillade. Pour le moment, la viande attend dans la
glacière. Il y a plus important: l’apéro. En face
aussi, on joue à la pétanque. En face, on parle allemand.
D’un grand signe du bras, comme s’ils étaient
frères, “Chouchou” invite ses voisins.
“Venez!...Venez boire l’apéro!”
En face, on ne comprend pas le
français, quelques mots seulement. Mais on connaît les
codes. La famille, dont chaque membre pèse près
d’un quintal - tout le monde en maillot de bain, quelques
brûlures à cause du soleil - se déplace, et chacun
se met à parler de son côté, dans sa langue, comme
si tout le monde se comprenait. C’est l’heure des
présentations. “Chouchou” tape dans le dos de son
voisin.
“Ça
fait quinze ans qu’ils viennent, eux, au même endroit. Si,
si ! Et puis, attention...on dit que les allemands sont bruyants dans
les campings, mais eux, ils ne font pas de bruit. Très corrects,
vraiment. Allez, venez boire l’apéro !, parce qu’on
bien travaillé” (Le “travail, c’est la pétanque. NDLR)
Chouchou va se charger rapidement
de détendre l’atmosphère. Il se prend à
faire le traducteur. Ou plutôt, s’engage à expliquer
la nuance entre la chaise et le fauteuil, dans la langue
française.
“Chaise...ça...chaise”
Puis il saisit un fauteuil
“ça...Fauteuil...Fau - teuil!”, en montrant les accoudoirs.
Après un petit temps de pause:
“Et ça...Tabouret!”
Les voisins acquiescent.
“Arrh!...Shöen!!!...Tabourette!”
Midi.
Tout à coup, c’est le
coup de feu. Il est grand temps de manger. Alors Chouchou
délègue : les enfants rangent les chaises de camping, sa
femme va mettre la table. Ambiance tupperware, et couverts en
plastique. Devant le barbecue, toujours en surveillant les alentours,
comme pour ne rien perdre de ce qui ne se passe pas, puisqu’il ne
se passe rien... Chouchou officie.
“Le
plus important, c’est de bien attendre les braises. Quand il y en
a de partout, tu les remues bien, et là seulement, tu poses tes
grillades. Il ne faut surtout pas qu’il y ait de flamme...”
Il s’est assis. Enfin ! Depuis le temps que sa femme lui demandait !
En bout de table, Chouchou est le
maître de cérémonie. D’une voix tonitruante,
il distribue les ordres et les rôles. On sert la salade. Les voix
tombent. On entend de nouveau les cigales, et le raclement des couverts
dans les assiettes en plastique. Il est parti couper du pain, et quand
il revient s’inquiète du programme de l’après
midi.
“Après
le repas, je fais la sieste. Une grosse fin de journée
m’attend: d’abord on va à la plage, puis il y a la
pétanque du soir... Ensuite, on fait la queue pour prendre la
douche, puis il y a le repas du soir, et enfin le concours de Monsieur
Valras Plage, on s’est inscrit avec ma femme...”
A l’ombre
du pin parasol, dont l’écorce porte les entailles qui
servent d’une année sur l’autre à tendre la
ficelle de l’étendage, Chouchou, ventre plein, prêt
à affronter l’avenir, s’assoupit en pensant aux
flonflons de la nuit, quand il dansera corps à corps avec son
petit bout de femme, dans la moiteur des nuits de juillet.
De bien belles vacances...
=:-)
